Pour ce projet incroyable qui doit ouvrir au public à la fin de l’année aux Émirats Arabes Unis, Jean-François Charnier, le Jurassien, a été choisi comme directeur scientifique de l’Agence France-Muséums. C’est lui qui a imaginé le contenu de ce musée du IIIe millénaire.
Jean-françois charnier n’est pas né dans le Jura. Il a vu le jour de l’autre côté des alpes. Malgré tout, l’homme est un Jurassien pur sucre. D’abord parce qu’il retrouve la Petite Montagne de ses aïeux dès qu’il le peut ; ensuite, parce que cette terre n’a cessé de l’inspirer. Son implication dans la création du Louvre Abu Dhabi ne fait pas exception. Le projet qu’il conduit depuis maintenant plusieurs années aux émirats Arabes Unis ne serait pas tout à fait le même sans les moments de solitude et de réflexion qu’il a vécus sur les sentiers et les chemins d’Essia.
NUMERO 39 – Vous êtes né en Italie et n’avez connu le Jura que pendant vos vacances scolaires. Pourtant vous affirmez tout devoir à cette terre franc-comtoise. Que voulez-vous dire ?
Jean-François charnier – C’est une histoire qui remonte loin, à cinq ou six générations. Les Charnier étaient des potiers installés en Petite Montagne, plusieurs ont été maires d’Essia. Mon grand-père paternel était gendarme à cheval, il a dû quitter le village et mon père est né à Lyon. À 25 ans, celui-ci est parti en Italie, a rencontré ma mère sur l’île d’Ischia, dans la baie de Naples. D’où ma naissance de l’autre côté des Alpes.
Quand j’ai eu 12 ans, nous avons déménagé en Belgique et, à l’âge de 18 ans, je suis venu à Paris étudier l’histoire de l’art à l’école du Louvre. Mes parents, eux, se sont installés dans le Jura.
Dans la famille, le Jura, c’était un mythe. J’y ai passé tous mes étés, toutes mes vacances scolaires, tous mes Noël. C’est là que j’ai gagné mon premier argent de poche en faisant les foins et, surtout, c’est là que j’ai observé avec attention l’environnement dans lequel j’évoluais. Je grandissais. Ces balades, ces longs moments dans la campagne m’ont construit. Au milieu des arbres, dans les champs, j’aimais méditer. C’est mon côté contemplatif, rousseauiste. Je peux rester des heures à contempler ce qui m’entoure, en silence. Cela, je le dois au Jura. Dans le même temps, je peux également être quelqu’un d’exalté, saisi par la passion. Celle-ci peut notamment advenir dans la nature lorsque les émotions et les idées vous envahissent. Aussi, tout mon effort intellectuel a été de trouver un juste équilibre entre ces deux versants de ma personnalité. La France et l’Italie d’une certaine manière.
Un autre élément m’a nourri, ce sont les enjeux du patrimoine dans les villages agricoles. J’ai toujours été passionné par les objets : poteries, lampes à huile, outils que j’ai poncés, vernis, cirés… quand j’étais gamin. Ce rapport à la pierre, à l’histoire, au temps long, j’en ai fait mon métier.
L’anthropologie dans mon cas a d’abord consisté à comprendre l’évolution du monde agricole, les pratiques et usages, la fin d’une certaine vie rurale liée à l’agriculture, l’ensauvagement de la Petite Montagne… J’ai lu beaucoup de livres à ce sujet. Mais cette quête n’était pas qu’intellectuelle, elle m’habitait littéralement. Dans mes marches en solitaire, j’ai découvert des paysages à taille humaine, des essences d’arbres variées, des petits étangs gagnés par la végétation, des coteaux traversés de sentes de chevreuils ou de sangliers, des prairies sèches, les pierres et les fossiles aussi. Mon grand-père avait une vigne à Grusse, parfois j’y allais et je méditais près d’un vieux lavoir. Sa rénovation avec des pavés autobloquants, du ciment et vernis faux chêne a été un choc pour moi. J’étais fasciné par les ruines dans leur vérité et, au fond de moi-même, l’abandon de cette part de présence humaine m’a ému. C’est ainsi que le Jura m’a tout donné.
Cette somme d’émotions liées au Jura n’appartient-elle qu’au passé ?
J.-F. C. – Non, elle continue à vivre en moi et à travers mes trois enfants qui n’ont de cesse de me demander de se balader en forêt jurassienne. À l’été, dès la fin de l’école, mon fils va rejoindre ses grands-parents à Essia pour faire du vélo.
Vous disiez aussi que le Jura avait servi de matière à vos travaux professionnels ?
J.-F. C. – J’ai commencé mon parcours par l’histoire de l’art à l’École du Louvre, j’ai enchaîné avec l’archéologie et l’anthropologie à la Fac de Nanterre. Mais j’ai aussi travaillé dans le Jura avec Pierre Petrequin [archéologue responsable, durant de longues années, des fouilles sur le site néolithique de Chalain, N.D.L.R.]. Nous avons étudié ensemble des objets de prestige, des haches en jade notamment, qui nous ont interpellés sur la manière dont un objet peut devenir autre chose qu’un objet fonctionnel.
On s’aperçoit que l’histoire de l’art et l’anthropologie se croisent dans le Jura. Les chefs de villages du néolithique détenaient des objets de prestige qui étaient des symboles de pouvoir. Ces réflexions sur les enjeux sociaux de l’art ont guidé par la suite mon approche de ce que doit être un musée aujourd’hui.
Puis, j’ai obtenu mon concours de conservateur et j’ai travaillé quatre ans à Nantes comme conservateur du patrimoine aux affaires culturelles, chargé de la préhistoire pour la région des Pays de la Loire et l’ensemble de l’archéologie pour le département de la Sarthe.
Je me suis dit que c’était une vraie chance de réaliser un musée universel.
C’est alors que vous avez participé à la création du musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée à Marseille.
J.-F. C. – En effet, j’ai rejoint ensuite l’équipe de préfiguration du projet chargée de réfléchir à une présentation de l’art et des civilisations de la Méditerranée, sous un angle à la fois académique et vivant. J’y ai œuvré six ans et en garde un grand souvenir. J’avais la charge du département dédié à l’agriculture, la chasse et la pêche. Le Jura encore. Le ministère de la Culture m’a ensuite demandé de travailler sur l’avenir des dépôts archéologiques, très nombreux en France. Ceux-ci posaient parfois problème. Pour cela, j’ai quitté un temps l’équipe marseillaise, et après deux mois, j’ai rendu un rapport qui fut accepté. J’ai alors quitté le Mucem qui prenait beaucoup de temps pour naître. J’avais compris qu’un musée ne pouvait pas présenter des œuvres dans des dépôts silos, comme le ministère les appelait alors, mais qu’il devait les transformer en ateliers, parce que l’avenir, c’est le mouvement et non l’abandon. Cette conception a débouché sur la création du réseau national des Centres de conservation et d’études (CCE). L’un des tout premiers a été celui de Lons le Saunier qu’a porté Jean-Luc Mordefroid, archéologue municipal. Nous avons aidé sa naissance car le mot d’ordre était de décentraliser notre action à travers la France. J’ai beaucoup appris sur les enjeux des territoires à ce moment-là. Plusieurs CCE ont été lancés depuis.
Et là, tout bascule ?
J.-F. C. – Un jour de la fin de l’année 2007, on m’a contacté pour me proposer de m’occuper de l’archéologie dans le cadre du futur Louvre Abu Dhabi, aux Émirats Arabes Unis. Je me suis dit que c’était une vraie chance de réaliser aujourd’hui un musée universel qui croise les différentes cultures ; j’avais déjà travaillé sur ce sujet avec le Mucem, ce qui m’a permis d’être très rapidement opérationnel. Pendant près de quatre ans, j’ai construit une approche qui me semblait adaptée aux enjeux de ce musée hors normes pour notre époque. Finalement, je suis devenu directeur scientifique du projet avec comme mission de mettre en œuvre cette approche. Mon projet était basé sur l’idée que le Louvre Abu Dhabi ne devait pas être le Louvre à Abu Dhabi mais un nouveau musée pour le XXIe siècle.
On imagine que dans votre tête, il ne s’agit pas seulement d’une formule. Au fond, que vouliez-vous initier ?
J.-F. C. – Je voulais un vrai musée dans lequel les œuvres des différentes civilisations puissent dialoguer entre elles comme elles l’ont toujours fait dans l’histoire. Si les œuvres incarnent l’âme des cultures et civilisations alors cela revient à proposer un dialogue intercivilisationnel dans la muséographie, un dialogue des civilisations par leur âme, leur esprit. Certes, le musée propose une exposition d’objets d’art, mais, en fait, ce n’est pas seulement cela. L’enjeu est de révéler l’esprit de ces civilisations, de donner à comprendre l’histoire, d’expliquer comment le monde est devenu ce qu’il est. Croyez-moi, il faut avoir beaucoup médité là-dessus dans le fond de la campagne du Jura pour imaginer cette nouvelle approche ! [Sourire]
À première vue, ce sont des idées simples et on se dit que tout le monde y a pensé, mais ce n’est pas si simple. J’ai compris qu’il ne fallait pas répéter l’existant. Il fallait imaginer un récit qui puisse aller jusqu’à faire comprendre à quelqu’un que l’art peut l’aider à se comprendre, à éclairer son histoire, son identité, sa conduite dans un monde complexe. Dès lors, l’art peut être une nécessité, une évidence.
À travers le décloisonnement des collections et cette mise en rapport des civilisations, il y a un nouveau territoire à conquérir pour le musée : par exemple montrer que la construction identitaire est un processus qui s’enrichit de l’apport des autres. Voilà l’idée-force qui pourrait faire école. C’est sans doute ambitieux, utopique… mais mon objectif, c’est de réaliser un projet qui fasse que, dans les vingt prochaines années, on ne puisse pas concevoir un nouveau musée sans se référer à Abu Dhabi.
En fait, si je résume, ce musée va raconter l’histoire de l’humanité ?
J.-F. C. – Oui, le Louvre Abu Dhabi raconte une histoire avec un prologue, un récit – celui de l’humanité – et un épilogue : l’universel. Après le siècle des Lumières, il y a eu cent cinquante ans de colonisation, puis la décolonisation. Comment penser le commun quand chacun estime détenir la vérité unique sur cette histoire ? Plus le monde est ouvert, plus les gens se referment sur des valeurs identitaires. Le monde est à la recherche d’un nouveau récit du commun de l’humanité !
Je vis dans plusieurs maisons, je suis toujours dans les avions.
Ce projet est gigantesque et ambitieux. Comment avez-vous obtenu les moyens de le réaliser ?
J.-F. C. – Quand j’ai repris la responsabilité du projet scientifique avec Jean-Luc Martinez [Président-directeur du Musée du Louvre, N.D.L.R.] et que nous avons présenté ces idées de mises en regard des œuvres de cultures et de civilisations différentes à nos partenaires émiriens, ils ont dit oui, un oui enthousiaste. Surtout, ils sont ambitieux, ils veulent que le Louvre Abu Dhabi soit le plus beau musée du monde. Aussi ils nous ont donné les moyens de travailler. L’architecte Jean Nouvel s’occupe du bâtiment et l’équipe scientifique que je coordonne est en charge du contenu, en collaboration avec nos partenaires émiriens d’Abu Dhabi Tourism and Culture Authority. Jean Nouvel et moi, nous nous entendons très bien d’ailleurs. C’est une clé essentielle pour connecter le contenant et le contenu du musée, gage d’une expérience réussie pour le visiteur …
Cet ensemble du Louvre Abu Dhabi est un peu la métaphore de l’oasis qui protège les œuvres d’art sous un dôme où elles se répondent les unes les autres. Aujourd’hui, nous sommes au bout du processus : nous avons acquis environ 620 œuvres pour la collection permanente du musée, les musées nationaux français nous prêtent 300 œuvres par an, nous réalisons plusieurs films pour la médiation dans le musée. Parfois je me dis que jamais un directeur scientifique n’a eu autant de chance que moi. C’est le premier musée universel dans la région et l’un des plus grands projets culturels français dans le monde. J’ai parfois le sentiment que c’est un peu mon bébé. Mais je ne me mettrai pas sur le devant de la scène, je suis au service d’un projet, et pas l’inverse !
Mais il y a un prix à payer pour vous ?
J.-F. C. – J’ai 48 ans, je travaille en anglais, je suis installé depuis quatre ans à Abu Dhabi où j’ai un bureau et une partie de l’équipe, j’ai un autre bureau à Paris avec l’autre partie de l’équipe. Je vis dans plusieurs maisons, je suis toujours dans des avions. Au fond de moi, je cultive le mythe de tout arrêter et de vivre tranquille, entouré de ma famille… et de quelques poules.
En fait, j’aime parfois ne rien faire et me sentir saisi par la contemplation. On ne peut pas travailler comme un forcené la tête baissée tout le temps, c’est insupportable. J’ai envie de regarder et me sentir participer au cycle de la nature autour de moi, de voir pousser les arbres.
Le but de la vie, c’est d’être heureux, mais aucun cours ni à l’école ni ensuite ne nous apprend à l’être. On ne nous dit pas non plus de lire des romans, de prendre le temps pour de vrais échanges avec ses amis, de nouer un dialogue continu avec ses parents, d’adopter un mode de vie équilibré. Je me dis des fois en pensant au temps long et à cette étrange notion de progrès qu’en fait l’humanité s’est mise dans un sacré pétrin : courir toujours plus vite, capitaliser, perdre sa vie à faire ce que la société nous demande, alors qu’elle est si courte, si fragile ! Je vous le confiais : je suis sans cesse écartelé entre contemplation et exaltation.
Un rêve de démesure
Le Louvre Abu Dhabi est un musée universel, fruit d’un accord signé le 6 mars 2007 entre le gouvernement français et celui des Émirats Arabes Unis dans le cadre d’une coopération culturelle sur trente ans entre les deux pays.
L’architecture a été confiée à Jean Nouvel (à qui l’on doit le musée du Quai Branly). L’Agence France-Muséums a été spécialement créée pour la mise en œuvre de cet accord qui prévoit — outre la construction du musée et l’élaboration du projet scientifique et culturel — le prêt de plusieurs centaines d’œuvres émanant des musées français pendant dix ans, l’organisation de quatre expositions annuelles pendant quinze ans et la constitution d’une collection propre au musée. Jean-François Charnier est directeur scientifique de l’Agence.
Situé sur l’île de Saadiyat [île du Bonheur], le Louvre Abu Dhabi composera, avec d’autres musées (le Scheik Zayed national Museum, dédié à l’histoire des Émirats Arabes Unis, et le Guggenheim Abu Dhabi, ouvert à l’art contemporain) le district culturel de la ville.
Le musée, qui devait initialement voir le jour en 2012 devrait finalement être inauguré cette année. Le Louvre Abu Dhabi étant construit sur l’eau, il a fallu poser 4 536 pieux pour en assurer les fondations. Le complexe de 24 000 m² est couvert en partie par une majestueuse coupole de 180 m de diamètre dominant et protégeant les galeries du musée. Le dôme est ajouré de telle manière à laisser filtrer une pluie de lumière changeante au gré de la course du soleil.
Photos : Numéro 39 et Agence France Museums