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Jean-François Stévenin, Johnny, Stallone et moi

Pierric Bailly est écrivain Il vient de publier Le Roman de Jim aux éditions POL. Il est aussi un grand fan de l’acteur Jean-François Stévenin, monument du cinéma français qui a tourné pour François Truffaut, Jacques Rivette,John Huston, Yves Boisset, Jean-Pierre Mocky ou encore récemment devant la caméra de Xavier Giannoli. Rencontre colorée entre deux « p’tiots gars du Jura »

 

Jean-François Stévenin, c’est une voix, un ton, une gouaille. C’est un corps agité, une démarche brinquebalante, et puis, c’est une gueule impossible à oublier, une moue boudeuse et des yeux d’aigle qu’on croise depuis plus de cinquante ans au cinéma : 170 films comme acteur, trois comme réalisateur. Pourtant, il dit lui-même n’avoir jamais cessé de se voir comme un « p’tiot gars du Jura ».

C’est justement sur le plateau du Grandvaux, dans cette maison qu’il possède en surplomb du lac de l’Abbaye, qu’il nous donne rendez-vous. On entre par la chambre, la sienne, où l’on s’installe face à un gros poêle flambant neuf. Dehors, ça souffle fort en ce jour de février et ça chuinte dans la cheminée – la bande-son d’un vieux western. Deux nouvelles bûches. Une première bouteille de macvin. Notre hôte s’allume une cigarette, toute fine, une Vogue. Claquement du Zippo en guise de clap : nous voilà parti pour quatre heures d’entretien avec un homme simple et généreux, drôle et captivant, qui ne s’est toujours pas remis de la mort de son grand ami, un certain Johnny Halliday.

JEAN-FRANÇOIS STÉVENIN – J’étais aux obsèques, à la Madeleine. Læticia m’avait laissé un long SMS. Comme j’avais été à l’enterrement de Coluche, avec tous les motards de France qui klaxonnaient à fond, je m’attendais à la même chose pour Johnny. Mais là, c’était différent. Jamais vu ça. J’étais sur les marches de l’église, je voyais jusqu’à la Concorde : le calme absolu. Pas un bruit. T’aurais entendu une mouche voler.

PIERRIC BAILLY Ta première rencontre, ça remonte à quand ?

La première fois que je l’ai vu, c’était au Palais des Sports, à Paris, en 1969. J’étais assistant sur Hair, la comédie musicale. Un jour, Johnny vient assister à une répétition. Mais, à l’époque, ce n’était pas mon truc, j’écoutais plutôt Eddy Cochrane, Bill Halley, Vince Taylor. Il invite toute la production de Hair à une avant-première de son concert. Au milieu du show, combat de boxe, les mecs installent un ring vite fait, Johnny a une véritable chorégraphie avec un type énorme, un grand boxeur. Ils se mettent des coups de partout, il a des capsules qui explosent dans la bouche, il finit le visage en sang et, alors là, un mec lui tend le micro et Johnny se remet aussitôt à chanter. Oh, la vache ! J’ai trouvé ça tellement puissant que j’y suis retourné vingt-et-une fois.

Ton amitié date de cette époque-là ?

Non, ça s’est fait quelques années plus tard, quand je préparais mon deuxième film, Double Messieurs. Je voulais qu’il joue dedans. Il était marié avec une copine à moi, Nathalie Baye, et ils m’ont invité chez eux. Je m’étais bourré la gueule avant d’y aller. Quand t’es fan et ému, et que t’es un p’tiot gars du Jura… Je gare ma moto dans la cour, Johnny me lâche : « Tu m’excuseras, je ne suis pas du matin ». Bon, il était quatre heures de l’après-midi. Ça n’a pas marché pour ce film, mais on est restés proches.

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Jean-François Stévenin – Numéro 39

Et dix ans plus tard, tu as réussi à le faire jouer dans Mischka…

Voilà. Été 2000. Une journée de tournage en Bourgogne. Johnny était en plein Olympia. Je voulais qu’il arrive en hélico, Johnny avait horreur de ça. On n’avait pas de plan de vol, pas d’autorisation, pas d’assurance. Camus, son producteur, n’était pas au courant. Le soir, il chantait à 20 heures. À 11 heures du matin, il m’appelle [Jean-François Stévenin imite Johnny François Stévenin imite Johnny Hallyday, N.D.L.R.] : « T’es là, l’Ours ? » Parce qu’il me surnommait l’Ours du Jura. « T’es là, l’Ours ? Tu tournes toujours ton truc, là ? Bah je suis à Marne, on arrive… »

Sa première apparition dans le film, il est de dos, en train de pisser…

Moi je me dis, naturellement, même si tu as seize ans et que c’est ton premier court-métrage, on te met une poire, tu presses dessus, ça fait un jet et ça y est. D’un seul coup, le Grand, il me dit : « On tourne quand, là ? Parce que j’ai vraiment envie de pisser. » J’ai cru qu’il rigolait. Mais non ! Il n’y a que lui pour faire des trucs comme ça. Il va dans le champ, il pisse pour de vrai, puis il revient vers Jean-Paul Bonnaire, qui est blessé à l’arcade. Il sort des petits sparadraps. Je lui avais dit de ne pas s’emmerder avec les sparadraps, mais il a fait ça impeccable, il lui a mis très précisément. À la fin de la prise, Bonnaire était tétanisé. Je lui demande comment ça s’est passé. Bonnaire me répond : « C’est comme si j’avais tourné avec De Gaule. »

Avant de repartir, Johnny me dit : « S’il y a besoin, je reviens demain. »

Quand il est remonté dans l’hélico, j’avais la larme. Et le soir, 23 août 2000, Olympia, super concert. C’est à partir de ce moment-là que j’ai intégré le cercle des amis proches, c’est-à-dire avion privé, Gstaad, tout ça.

Est-ce qu’il est déjà venu chez toi, dans le Jura ?

Eh bien ça, tu vois, je n’ai jamais osé. J’en parlais avec mon pote Jimmy Reffas, qui a été son garde du corps pendant trente ans, et avec lequel j’écris un livre en ce moment. Je lui ai dit que j’aurais rêvé de faire un concert ici, devant la maison, dans le champ. Jimmy m’a dit qu’il serait venu, qu’il aurait adoré ça. Il a commencé à faire tout un plan : « La scène, on l’aurait installée là. On monte un parquet en bas, sur les marais. On aurait pu faire rentrer au moins 30 000 personnes… » Voilà, ça fait partie des grands regrets.

Ta famille était jurassienne ?

Non, ils viennent des Ardennes. Mon père était ingénieur des travaux publics de l’État et il s’est retrouvé affecté dans le Jura. Il a fait toute sa carrière à Lons-le-Saunier. C’est lui qui a planté tous les téléskis dans le Haut-Jura. L’ingénieur en chef s’appelait Albert Jouvent, d’où le nom de la station des Jouvencelles. D’ailleurs, j’ai servi de modèle pour le des-sin d’une image publicitaire. C’est mon père qui l’a faite. Il a peint un petit bonhomme avec un manteau rouge en train de monter les Tuffes.

Donc, tu passais beaucoup de temps dans le Haut ?

Pas tant que ça, en vérité. J’ai grandi à Perrigny, près de Lons. Parents sérieux, sévères, et le peu de temps où j’avais le droit de sortir, j’allais dans les bois. Je rejoignais l’ancienne voie ferrée au-dessus de chez moi, c’était le début de l’aventure. Mes parents aimaient beaucoup le cinéma. Si j’avais de bonnes notes, je pouvais choisir le film. On voyait un film par semaine. Au lycée, entre midi et deux, on se réunissait tous sur un petit perron et, avec un pote, on racontait le dernier western, avec les bruitages et tout. Il y avait six ou sept mecs qui nous écoutaient. Un des premiers chocs, ça a été L’Homme des vallées perdues. Puis j’ai découvert Gabin, Brando. Après le lycée, mes parents m’ont envoyé en prépa HEC à Lyon. Là, je me faisais des faux bons de sortie, et j’allais au cinéma du samedi midi au dimanche soir. Je vois L’Arnaqueur, en VO. Là, mon vieux, Paul Newman en noir et blanc, la claque !

À ce moment-là, tu pensais déjà à en faire ton métier ?

Ah non, c’est impossible. Un autre monde. Le cinéma était très important, mais seulement comme spectateur. Pendant HEC, à Paris, j’étais toujours fourré à la Cinémathèque. Je n’allais jamais en cours. J’avais un copain qui animait une cellule communiste à HEC et qui s’est tué en bagnole. Il devait partir à Cuba pour un stage et on m’a proposé d’y aller à sa place. Je me suis retrouvé là-bas avec un autre pote, tout nous emmerdait. On était tous les matins à la piscine, on passait la journée à boire des Cuba libre. Il y avait une super gonzesse avec deux enfants et, un jour, elle s’est approchée pour nous demander du feu. On lui a allumé sa cigarette. Elle nous a dit : « Les deux petites, là, vous savez qui c’est ? Ce sont les filles du Che. » Et moi, j’ai répondu : « Bah, vous savez, on vient d’arriver, on ne connaît pas encore tout le monde… » Elle n’en revenait pas. Je n’étais pas du tout politisé, moi. À force de me faire chier là-bas, je suis allé à l’Institut de cinéma cubain, il y avait une milicienne avec une kalachnikov qui montait la garde et je lui ai dit : « Voilà ce qui se passe, le communisme je n’en ai rien à foutre, les flics partout, ça me gave, mais si j’avais la chance de pouvoir être pris sur un film pour porter des cafés, de l’eau, ça serait un bonheur ». Elle m’a dit : « Rentre à ton hôtel, ça ne m’étonnerait pas qu’on t’appelle. » Système cubain. Dix heures du soir, coup de fil. Le lendemain, je me retrouvais sur un tournage en pleine campagne, dans un petit village comme Les Piards. Le film s’appelait Les Aventures de Juan Quin Quin [une comédie de Julio Garcia Espinosa, sorti en 1967, qui a connu un gros succès populaire, N.D.L.R.].

C’était donc ta toute première expérience dans le cinéma.

Exactement. Et en rentrant à Paris, j’ai écrit à tout le monde. J’ai fini par décrocher un stage grâce à Élisabeth Rappeneau que j’ai rencontrée le soir d’un concert de Jimmy Hendrix. Ce concert, je n’en suis toujours pas revenu, il m’a rendu complètement marteau. Et donc, j’ai atterri sur La Chamade d’Alain Cavalier, avec Deneuve et Piccoli. J’ai expliqué à Cavalier que je n’avais aucune expérience, mais il a voulu essayer quand même. Là je me suis dit, il faut que personne ne se rende compte que je n’ai jamais travaillé. Et personne n’a deviné.

Ensuite, tu as enchaîné les films comme assistant-réalisateur…

C’est ça. Je m’étais bien entendu avec Deneuve, alors elle a parlé de moi à Truffaut, qui m’a engagé sur La Sirène du Mississipi. J’ai fait sept films avec Truffaut comme assistant. Et c’est grâce à lui que je suis devenu acteur. Il m’a donné un petit rôle dans L’Enfant sauvage. Puis il y a eu La Nuit américaine. Là, c’était le principe, puisqu’il a pris toute l’équipe technique pour jouer. Un jour, il m’a proposé un premier rôle, c’était L’Argent de poche. Il m’a dit : « Ce sont mes petits souvenirs d’enfance, le film ne fera pas une vague… » Alors qu’il passe en boucle au Japon, aujourd’hui encore. Avant le tournage, j’en ai parlé avec le gros Gégé [Depardieu], que je connaissais déjà, et il m’a dit : « C’est une histoire avec des gamins, ça ? Eh ben, essaie de les intéresser. Oublie ta gueule. Ne pense pas à toi. Parce que ce sont eux qui comptent. » Il m’a dit aussi autre chose, dont je me suis toujours souvenu et qui me sert à chaque film : « Tu vas voir, avant la prise, la Truffe va te dire ça, untel va te dire ça, et toi tu dis “oui, oui, d’accord”, tu dis toujours d’accord. Et puis, quand il y a le clap, bah, tu fais ce que tu veux. »

Après L’Argent de poche, tu as joué pour Techiné, Yves Boisset et même John Huston, sur le film À nous la victoire, dans lequel on retrouve au casting Sylvester Stallone, Michael Caine et le footballeur Pelé.

Pelé, adorable. Le mec te disait bonjour tous les jours. Mais Stallone, un gros con, vraiment un gros con. Non mais, c’est vrai. Un jour, on devait tourner une scène dans une cuisine. Je devais aller chercher Stallone et, d’un seul coup, je l’ai vu qui sortait. Le type a ouvert la porte du studio, il a rejoint la Mercedes, il s’est taillé. On était à Budapest. L’autre, il était parti s’acheter des pompes à Londres, t’imagines ? Je regrette encore de ne pas lui avoir foutu un coup de pied au cul magistral. Le mec, il était toujours avec ses lunettes noires, derrière ses deux gardes du corps. Moi je mangeais des tartines de fromage avec Pelé et Ardiles. Pelé, il signait des autographes à tour de bras. Il partait aux toilettes, on lui glissait un papier sous la porte. Ça ne s’arrêtait jamais. Les gens s’intéressaient beaucoup plus à Pelé qu’à Stallone. Et puis, un matin, qu’est-ce que je vois ? Pelé avait dédicacé une centaine de ballons de foot. Et Stallone qui remplit le coffre de sa bagnole avec tous les ballons. Il a piqué les ballons, ce gros naze. Alors, l’acteur, le personnage, Rocky, Rambo, formidable, tout ce qu’on veut, mais humainement…

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Jean-François Stévenin – Numéro 39

C’est en 1978 que tu as réalisé ton premier film, Passe montagne. Comment tu t’es lancé dans cette aventure ?

Pendant la préparation des Deux Anglaises et le continent de Truffaut, il manquait un décor, qui devait être un lac de montagne. Truffaut m’a demandé de faire des repérages. Je viens dans le Jura, je vois le lac d’Ilay. À l’époque, j’avais les cheveux longs, blouson de cuir, j’ai rencontré une vieille dame qui m’a emmené dans sa barque au milieu du lac, sur l’île. Il y avait du brouillard. J’ai fait des polaroïds. Quand Truffaut les a reçus, il a dit : c’est là. J’ai préparé le décor pendant trois semaines. Mais moi, le Haut-Jura, je ne connaissais pas bien, j’accompagnais mon père quand j’étais petit, mais je ne connaissais pas les gens. Et là, j’ai rencontré des bûcherons, des pêcheurs, des paysans, des hôteliers. J’ai fait la connaissance du père Piot, propriétaire du lac de l’Abbaye. Puis on a tourné ce film. Le temps passe. Et un jour, beaucoup plus tard, quand j’ai eu l’idée de réaliser mon propre film, je me suis dit : ben voilà, je vais le faire avec eux.

Tu fais donc tourner les gens du coin, des « vrais Jurassiens », pourrait-on dire.

J’avais été marqué par La Nuit américaine, et je me suis dit, je vais faire pareil, prendre les gens sur place. Ça n’a pas aidé pour trouver les financements. Au premier passage à l’avance sur recettes, Jacques Deray avait demandé : « Est-ce que ce seront les bûcherons qui tiendront la caméra ? »

Il y a tout de même deux acteurs professionnels, toi et Jacques Villeret.

J’avais proposé à Truffaut d’interpréter le rôle que j’ai finalement joué, il m’avait dit : « Vous savez, cela m’est impossible, je ne suis pas comédien. » Trois semaines plus tard, il partait tourner pour Spielberg Rencontres du 3e type. Bon, d’accord, ce n’est pas la même chose. J’avais proposé le rôle à Pialat, aussi. Finalement je l’ai joué moi-même. J’avais dit à Villeret : « Là, je prends une énorme responsabilité. En plus, c’est moi qui fais le film, je t’en prie, si tu sens que je ne suis pas bon, faut me le dire, c’est important. » Une fois, j’ai vu Brando mauvais dans un film. S’il avait des acteurs mauvais en face de lui, Brando était mauvais. Alors j’avais demandé à Jacques de m’aider. Mais Villeret m’a répondu : « Ah, non, t’as voulu le faire, bah, faut le faire, tu te débrouilles. » Il ne m’a jamais rien dit.

On n’a jamais parlé du film avec Jacques, jamais. Il m’a dit : « J’ai accepté le film à cause du début. Il y a un jour, on a fait çi, on a fait ça, on a juste envie de s’arrêter au bord de la route, pour respirer, pour voir, c’est tout. » Je ne sais même pas s’il a lu le scénario.

Est-ce qu’on peut dire que le personnage principal du film, c’est la forêt ?

Oui, totalement. Ce n’est pas un simple décor. Le paysage joue un rôle. Je plaçais les types dans l’image. Je disais : lui, il faut qu’il soit de profil sur la falaise. J’essayais de mettre les bonnes personnes aux bons endroits. Après, je les laissais vivre. Ils venaient avec leurs répliques, leur façon de parler. Fallait que ça soit spontané. Faut savoir capter ça. Quand le Kaempf il arrive, avec son œil de travers, je le guide à peine, il vient, il balance sa question, il s’en va, impeccable.

Kaempf, c’était mon voisin. Sa mère habitait en face de chez moi, à La Frasnée.

Sans blague.

Il s’est tué en bagnole peu de temps après le tournage. Un de ses frères était champion du monde de bras de fer.

On a tourné la moitié du film à La Frasnée. Tous les jours, on allait manger des truites au bleu au restaurant, au pied de la cascade. C’est à cette époque que j’ai connu Claire, ma femme. Elle m’empêchait de dormir. On rentrait à quatre heures du matin, on faisait l’amour et quand je m’endormais enfin, j’entendais les mecs qui se levaient et qui allaient prendre le repas de midi. Moi j’avais la journée à faire. J’avais dormi deux heures. L’autre, elle n’en avait rien à foutre.

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Jean-François Stévenin – Numéro 39

Est-ce que le Jura de Passe montagne existe toujours, aujourd’hui ?

Ah oui ! Certains disent que c’était mieux avant, il y avait le Casino des Chauvins, il y avait tout ça, mais il y a des mecs super, de partout. Je me souviens d’être allé au-dessus de Mouthe chez un mec qui fait des fondues jusqu’à une heure du matin. Il y a des gars formidables de partout, ce n’est pas que dans Passe montagne.

Comment tu découvres le Casino des Chauvins ?

Quand je suis venu pour écrire Passe montagne, on a passé trois semaines à essayer d’écrire un scénario avec un copain. On dormait au petit hôtel à Chaux-des-Prés et on n’arrivait à rien. On sortait sans arrêt. Un jour, on a planté un 4X4 dans la boue. Puis on est rentré à Paris. On n’avait rien écrit. Un jour, j’ai compris, j’ai dit, je vais mettre mot pour mot tout ce qui nous est arrivé : On est là, on mange un truc, on va au Casino des Chauvins. On ne veut pas aller se coucher, l’aube se lève. Tel quel. J’ai écrit le film en deux jours.

Tous les gens qui ont vu le film se souviennent de cette scène incroyable où Raymond Benoît fait chanter son chien…

Raymond, c’était assez extraordinaire. Aucune direction d’acteur, pas de scénario, et ce qui m’a sidéré c’est qu’il n’y a pas une seule fois où il regarde la caméra. J’ai revu les rushs, pas un seul regard caméra. Villeret, avec ses beaux yeux bleus de kabyle, il se penche sur lui, il se niche comme un gros chien, et Raymond lui dit : « Ah, il est joli quand il est bien peigné… » Et le Villeret ne bouge pas. D’un seul coup Raymond chope son chien, il le caresse, le chien se met à chan ter : houhou…

Quelle a été la réception du film par les Jurassiens, à l’époque ?

Très mauvaise. On est des ivrognes, personne ne comprend ce qu’on dit, on parle une espèce de dialecte… Alors je leur ai dit : les gars, j’ai fait une tournée aux États-Unis avec le film, je suis arrivé à Portland, Oregon, on a diffusé le film sans sous-titres, les mecs pleuraient à la fin. Ils me disaient : « Mais c’est chez nous, ça. T’aurais pu tourner ici. Les sapins, les tracteurs, les grumiers… Les enterrements de vie de garçon, c’est tout pareil. » Je me suis dit, à 12 000 km, ils ont adoré, vous n’aimez pas, bah tant pis.

John Boorman, le réalisateur de Délivrance, m’a écrit une lettre formidable, très détaillée. Il parlait de la rugosité âpre du son. Il parlait du mixage. Ça finissait comme ça : « Vous et moi avons en commun de nous sentir un peu étrangers sur cette Terre qui est pourtant la nôtre. » J’avais cette lettre dans ma poche. Je me disais, si je me fais éreinter par la critique, je sors ça. Aujourd’hui, c’est différent. Le film est culte chez les cinéphiles. On a fait une projection à Lons il y a deux ans, il y avait un peu de monde.

Dans le film, ton personnage construit un oiseau en bois, qui est installé au sommet d’une falaise à La Frasnée. Qu’est-ce que tu en as fait, de cet oiseau ?

Justement, ça, c’est un grand mystère. Un jour, le maire m’a dit que ça pourrait être dangereux de le laisser, alors on y est allés, et il n’y avait plus rien. Il a été démonté proprement, parce qu’on n’a pas retrouvé un bout de verre par terre. Il mesurait quarante mètres de large. Il n’a pas été massacré. Il est quelque part. J’ai longtemps espéré qu’un jour un mec me dise, bah c’est moi qui l’ai… Bizarre… Il est dans le film, mais là, aujourd’hui, il est quelque part…

Passe montagne est dédié aux Indiens, mais c’est qui, pour toi, les Indiens ? C’est une façon d’appeler les Jurassiens, ou c’est les Indiens d’Amérique ?

Ah non, c’est les Indiens d’Amérique. Ça, c’est mon grand truc. Je n’en reviens toujours pas. Un génocide réussi. Ça ne passe pas, ça. C’était avant-hier. La Winchester, l’alcool, les couvertures infestées de malaria. Les mômes, les femmes, ils ont massacré tout le monde. Quand j’ai tourné Les Chiens de guerre, un film avec Christopher Walken, on descendait les canyons, tout ça, j’avais dit à un copain : « Mais attends, il n’y a plus d’Indiens. » Il m’avait répondu : « Bah oui. T’es vraiment un Parisien, toi… »

Il y a un truc que je reproche à Obama. Quand il a chopé Ben Laden, il a appelé ça l’opération Geronimo, du nom du grand chef apache. Ça, ça m’a vachement déçu.

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Jean-François Stévenin et Pierric Bailly – Numéro 39

Aujourd’hui, tu partages ta vie entre Paris et le Jura…

On a fait rénover la maison récemment, je vais passer de plus en plus de temps ici. À Paris, j’ai un petit appart dans le XVIIIe, porte de la Chapelle. J’ai aussi une péniche à Meudon, que j’essaie de vendre. C’est un bordel… Comme on dit, une péniche, le plus beau jour, c’est quand tu l’achètes, et le deuxième plus beau jour c’est quand t’arrives à la revendre.

Meudon, c’est aussi chez Céline, dont tu as longtemps nourri le rêve d’adapter le roman Nord.

Ah oui, Nord. Il y a tout dedans. Dérision, absurdité totale. Magnifiquement écrit. J’ai eu une grande amitié avec sa femme, Lucette, que j’ai rencontrée grâce à Marc-Édouard Nabe et Jacky Berroyer. La première fois, on s’est pointé avec un couscous. Je me suis dit, ça va être marrant, je vais apporter un couscous chez Céline, pour pas arriver avec une bouteille de vin, quoi. Couscous, gamelle, tout, on arrive devant le portail, 25 ter, route des Gardes. Les chiens qui déboulent… On rentre dans la maison, le couscous fait un tabac, tout le monde se met à la préparation… On est plusieurs. Serge Perrault, le danseur, me dit : « Bah, tu vois, Céline il est mort sur la table, là… » On mange par terre, sur des coussins… D’un seul coup, Lucette me lance : « Pourquoi Nord, Stévenin ? » Moi j’explique un peu… Et à la fin de la soirée : « Qu’est-ce que vous faites mercredi, mon petit ? Vous avez qu’à revenir… » Ça a duré dix ans comme ça. Elle est venue dans le Jura, je l’ai fait marcher sur le lac gelé. Elle vient de disparaître, à 107 ans.

La question qu’on t’a le plus posée ces vingt dernières années : à quand un nouveau film de Stévenin ?

Je traîne un vieux projet qui s’appelle : Une fée dans le rétro. Un tournage sur deux ans. Été, hiver. France, Allemagne. Il y a des bouts de Nord, en me disant que c’est inadaptable, et moi j’ai écrit des trucs à la place de Céline. Mais même si j’avais le pognon… Tu vois, j’ai 76 ans… Non, je n’aurais plus la force. Stop. Je préfère me balader. Et jouer, alors là, sans limite. Moi qui suis maladroit dans la vie, je suis super adroit dès qu’il y a une caméra.

Tu as donc réalisé trois films. Mais est-ce que tu sais dans combien de films tu as joué ?

Cent soixante-dix, il paraît. Téléfilms compris. Et je me souviens de tout. Des pires comme des meilleurs. Des souvenirs très précis à propos de chaque projet : où était la script, où était la caméra… J’ai tourné quelques conneries… oui, mais je suis tombé aussi sur des Laetitia Masson, des Xavier Giannoli, des Christophe Gans. Le Pacte des loups, excellent souvenir. Tous les matins, c’était une joie de revenir sur le plateau, pour tout le monde, toute l’équipe. Avec Giannoli, je viens de tourner un film formidable, qui va sortir à l’automne, Illusions perdues, d’après Balzac. Depuis le premier jour, je suis sûr qu’il va être nominé aux Oscars. Deux cents figurants par jour, des calèches, des effets spéciaux, de la fumée, etc. Il a réussi à faire tenir tout ça en 2 h 30. Je viens de tourner aussi avec Édouard Baer, un film qui va taper très fort, avec Poelvoorde, Arditi, Berroyer, Prévost. Avant ça, de 64 à 74 ans, on m’a très peu appelé. J’ai eu plein de maladies, mais personne n’était au courant. C’est Giannoli qui m’a redonné la confiance. Je peux tourner demain avec De Niro, ça ne va pas m’impressionner. 

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