Elle est aujourd’hui une référence mondiale de la joaillerie. Ses bijoux colorés et sensuels sont inspirés des fleurs et des papillons qu’elle dessinait dans son enfance du côté des Moussières et de Lélex. Mais l’itinéraire d’Isabelle Langlois raconte aussi l’histoire du bijou tout au long du XXe siècle. Passionnant.
Numéro 39 – Vos collections de bijoux sont vendues dans vingt-cinq pays. Vous avez une boutique rue de la Paix à Paris et vous travaillez avec les plus grands noms de la joaillerie. Quelle est la « patte » Langlois ?
ISABELLE LANGLOIS – Les couleurs. J’ai la chance de pouvoir travailler sur une gamme de 70 000 gemmes, toutes classées. Les bijoux que je dessine sont joyeux, je fais des bijoux de princesse, comme quand on est gamine et qu’on rêve devant les perles. J’essaie de leur faire exprimer la joie de vivre, la féminité. Je veux qu’ils soient glamours. Mais ce sont également des joyaux colorés, précieux, chers qui donnent à ceux qui les possèdent le sentiment de posséder un trésor.
N’est-ce pas aussi l’expression d’un travail familial ?
Mes frères sont lapidaires, je dessine les modèles et ils taillent les pierres, l’un dans son atelier à quelques centaines de mètres de ma boutique, à Paris. Il a trente ans de métier derrière lui. L’autre est à Bangkok (Thaïlande). Ce sont des gens qui savent ce qu’est un bijou bien fait.
Vous savez, les pierres ne sont plus guère travaillées en France, beaucoup sont façonnées en Asie.
Comme eux, vous êtes née avec des pierres dans les mains…
C’est à peu près cela. Je suis Jurassienne par ma mère qui vient d’une famille où l’on a toujours taillé des pierres. Ils sont passés d’un hameau à côté de Chézery (Ain) à Lélex (Ain) en passant par Les Moussières (Jura) . Six siècles pour faire cinq kilomètres… L’histoire raconte que la taille des pierres remonte à Calvin. La Réforme interdisait les signes de richesses. Alors les lapidaires catholiques de Suisse ont traversé les montagnes pour s’installer à l’abri dans les montagnes du Jura. Ils auraient rencontré les moines de l’abbaye de Saint-Claude qui, eux, travaillaient le buis. Mais n’oublions pas que chez les lapidaires, le buis est la matière du bâton sur lequel on colle la pierre. Quant à mon père, Daniel Piat, il est Lyonnais, mais amoureux du Jura et du métier par sa femme.
Mais votre histoire à vous débute avec votre grand-père René Grospiron ?
Oui, je lui dois beaucoup. Il a appris la taille de la pierre à Lélex. À l’époque, celle-ci se pratiquait dans toutes les fermes. Il s’est formé à l’âge de 14 ans et il est devenu par la suite meilleur ouvrier de France, il a même présidé le jury des MOF, section « lapidaire ». Sa famille vivait dans la vallée de la Valserine et avait ouvert un duty free où, jusqu’en 1926, on vendait même des machines à coudre. À l’âge de vingt-et-un ans, il a touché son héritage, est monté à Paris et a ouvert une entreprise de négoce de pierres fines. La crise de 1929 l’a laissé sur la paille, mais il a rebondi et a créé en 1931 une autre société où l’on procédait aussi à de la taille. En vingt ans, dans les années soixante-dix, celle-ci comptait parmi les vingt plus importantes d’Europe. Il avait comme clients Van Cleef & Arpels, Cartier, Chaumet… Il a pris des risques et s’est développé.
Vous avez vu le jour à Paris, mais vous auriez pu naître en Amérique du Sud ?
Oui parce que la fille de René Grospiron – ma mère, Denise, donc – s’est amourachée d’un Lyonnais vendeur de vélos, ils voulaient partir tous les deux au Brésil. Mais mon grand-père n’a pas voulu. Il a alors dit à son gendre de venir travailler avec lui. C’est ainsi que mon père, Daniel Piat, a commencé une vie incroyable. Une vie de roman… Des années soixante aux années quatre-vingt, il a été chasseur de pierres précieuses. J’ai grandi bercée de ses aventures dans les mines, des dangers qu’il a connus. Lors de cette enfance, toutes les vacances, on les passait à Lélex. Toute petite, je jouais dans les graviers avec des petites pierres de couleur…
Et l’impératrice Farah Diba, telle une fée dans un conte des frères Grimm, s’est penchée sur votre histoire ?
Cette anecdote secrète explique beaucoup de choses dans ma vie. La couronne du sacre de Farah Diba comme impératrice d’Iran a été commandée à la maison Van Cleef, mais une loi promulguée par le shah lui-même, son époux, a interdit de sortir la moindre pierre du coffre de la banque centrale. La couronne a bien été fabriquée, sertie dans les coffres de la banque d’État, mais c’est une copie qui a été utilisée pour la cérémonie. Personne n’en a rien su.
En fait, celle-ci a été conçue à partir de pierres en verre que possédait ma grand-mère dans un coffre et c’est avec celles-ci que je jouais quand il pleuvait pendant les vacances. Je faisais des assemblages de toutes les couleurs. De là vient peut-être chez moi l’envie de créer des bijoux pour les petites filles qui rêvent de devenir princesse… En tout cas, à douze ans, je savais que je ferai ce métier.
Un métier qui, à vos débuts, ne laissait guère de place aux femmes ?
La joaillerie était un métier d’hommes, mais les femmes jouaient un rôle important. Personnellement, j’adorais le dessin, mais j’ai fait des études de commerce. Tous mes stages, je les faisais dans des maisons du « métier », notamment chez Vassort, un atelier de très haute joaillerie dont la fille Catherine a épousé mon oncle. Je rêvais de travailler chez elle, c’était une maison d’excellence et tout ce qui touchait aux bijoux passait alors par Paris. Mais mes oncles ont refusé parce que c’était une de leurs clientes. Du coup, j’ai travaillé pour le magazine Vogue comme directrice du développement jusqu’au jour où elle m’a dit de la rejoindre, elle est passée outre la décision de son mari. J’y suis restée cinq ans.
C’était la belle époque du bijou ?
Grâce aux pays arabes. On n’arrivait pas à répondre à leur demande au fur et à mesure, on fabriquait des diadèmes, des parures… Les bijoux font partie de leur culture. Au départ, ils avaient leurs propres goûts, mais ils ont vite élargi leur horizon. Avec de l’argent, on a vite bon goût ! C’était l’époque du faste. J’apprenais tous les jours, je découvrais le dessin, la joaillerie… C’était une concentration d’excellence, tout était grisant. J’étais commerciale, j’avais pour client Hermès, Van Cleef, Perrin, Puiforcat… Il y avait un côté entre-soi, mais il fallait de l’intuition, de l’envie aussi. Et puis, à la fin des années quatre-vingt, tout s’est renversé. La crise est arrivée, les acheteurs arabes se sont diversifiés. L’entreprise de ma tante n’allait pas bien et j’ai décidé de partir parce que jamais elle ne m’aurait licenciée. Dans l’univers du bijou, tout peut aller très vite…
Une crise générale peut aussi représenter une opportunité. Cela n’a-t-il pas été le cas pour vous ?
Tout dépend, j’aurais pu rejoindre un autre atelier, mais je ne voulais pas retrouver un emploi dans une maison de la place, je suis allée deux ans chez Vogue, jusqu’en 1990, et c’est à ce moment-là que j’ai décidé de monter ma première entreprise.
Sur un coup de tête ?
J’étais souvent invitée à des soirées chez des gens où des bijoux étaient vendus en fraude, je me suis dit que je pouvais en commercialiser légalement avec des bijoux que je créerais… Seulement, aller chez des particuliers vendre sa propre collection, c’est difficile car justement on n’est pas chez soi. Je l’ai tout de même fait pendant deux ans et, un jour, on m’a proposé un job chez Pranda dans le plus grand atelier au monde, une entreprise thaïlandaise. Je suis devenue responsable du stylisme, du dessin et de l’analyse marketing. Cela a duré pendant cinq ans. J’ai été présente à tous les salons, rencontré beaucoup de gens et appris de nouvelles choses. J’étais bien, ma chef était une femme top !
Mais la suite de votre carrière vous a conduit à retrouver votre famille ?
Oui, avec mon frère. Nous avons à l’époque une quarantaine d’années et on s’est lancé. En 1999, j’ai monté mon entreprise telle qu’elle est aujourd’hui, je dessinais les bijoux, choisissais les pierres ; il les taillait.
Mais avec un concept très personnel…
J’ai voulu faire de la joaillerie accessible aux femmes qui vont dans des boutiques classiques. Il a fallu convaincre les joailliers qu’ils avaient dans leur clientèle des femmes qui voulaient des choses différentes avec des prix basés sur le prix des vêtements de chez Kenzo. Ils ont finalement cru en moi et j’ai fait des salons où j’amenais mes propres meubles. On ne ressemblait à personne avec un côté traditionnel et chaleureux. Cela a bien marché. Je concevais des bijoux de toutes sortes avec beaucoup de couleurs sans avoir de boutique, mais la crise de 2007 est arrivée…
Encore une fois. Comment l’avez-vous affrontée ?
Des Indiens ont racheté beaucoup d’entreprises et le bijou diamant est devenu courant et pas cher. J’avais des émeraudes, des saphirs, des rubis, des pierres fines. J’ai décidé d’avoir ma propre boutique rue de la Paix. Je l’ai eu en 2010, les locaux étaient vides à cause de la crise. Je les ai loués pas cher, j’ai aménagé avec rien. Je voulais développer le be to be avec la volonté de monter une marque tout en autofinancement. Il fallait vraiment y croire, mais j’avais une niche de bijoux colorés à une époque dominée encore par le tout diamant. Depuis lors, je ne cesse de creuser mon sillon. Les autres sont morts, pas moi. Je me suis peut-être développée plus lentement que les autres, mais je suis toujours là.
Et votre secret pour durer, quel est-il ?
Je me positionne dans le faste, le non raisonnable. Et puis j’ai toujours voulu rencontrer les vendeuses, elles sont en contact avec leurs clientes, elles savent ce que celles-ci recherchent. C’est important de les écouter. La première question à leur poser, c’est savoir les couleurs qu’elles portent, ce qu’elles aiment. Je ne m’intéresse pas aux vibrations, mais un cristal, c’est une quantité d’énergie qui a décidé de se concentrer pour des raisons magiques. C’est grisant… Je suis moins attirée par le diamant. Un gros solitaire, c’est un carnet de chèques sur la main, c’est l’anti-bijou. Moi, ma pierre préférée, c’est le saphir padparadscha, rose et orange à la fois. Il me met en joie, j’adore aussi le violet. Ce sont les couleurs d’Yves Saint Laurent. Chaque femme est différente… Quant aux hommes, ils n’ont pas de bijoux, je vais commencer à dessiner des bracelets, des bagues car, dans tous les pays, ils portent des bijoux, sauf en France.
Un nouveau challenge. Justement, quels sont vos projets ?
Mon métier m’a donné la chance d’avoir une vie où le monde est mon terrain de jeu. Il m’a rendue joyeuse, ma vie m’enchante, je suis très gâtée, mais je n’ai pas laissé passer ma chance. Ma prochaine étape est de trouver un partenaire qui a les épaules larges car j’ai des clients dans le monde entier et il existe un énorme potentiel de développement dans le bijou. Je me vois bien faire ce métier encore dix ans et si, par malheur, ma boutique devait chuter, alors je pourrais toujours devenir conseillère en couleurs.