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Daniel Pennac, frère de bruyère

Écrivain farfelu, lecteur passionné, rêveur engagé… À quatre-vingts ans, Daniel Pennac devient « Premier fumeur de pipe de l’année 2025 ». Une distinction inattendue pour l’auteur de la saga Malaussène, dont le destin, par un caprice du hasard, a croisé celui des Grenard, famille de pipiers jurassiens.

La vie réserve parfois des surprises… même aux esprits les plus fantasques ! Daniel Pennac, romancier à l’imaginaire foisonnant, père de la tribu Malaussène, n’aurait sans doute jamais imaginé qu’à quatre-vingts ans, il serait couronné “Premier fumeur de pipe de l’année” par la Confrérie des Maîtres Pipiers de Saint-Claude. Et pourtant, le 28 juin dernier, dans la pénombre feutrée de la salle capitulaire de la capitale mondiale de la pipe de bruyère, l’écrivain parisien revêtait la robe d’apparat des confrères, comme un personnage égaré – ou bien trouvé – dans un de ses propres romans.

L’histoire, comme souvent chez Pennac, commence loin du décor final. Sur un quai industriel du port de Palerme, en Sicile, à bord d’un bateau à la coque orange : l’Aquarius, ce navire humanitaire alors affrété par SOS Méditerranée. L’homme, révolté par l’indifférence face aux drames migratoires aux portes de l’Europe, décide de monter à bord le temps d’une journée en signe de soutien, à la mission de sauvetage et de témoignage portée par l’association.

Sur le pont de l’Aquarius ce soir-là, au coucher du soleil, une autre silhouette a les yeux perdus dans l’horizon. Sabine Grenard. Jurassienne de naissance, Marseillaise d’adoption, elle s’est engagée corps et âme dans l’association dès ses débuts en 2015 [lire son portrait dans Numéro 39 n° 6]. Et elle n’a pas pour autant oublié d’où elle vient : Saint-Claude, les effluves de bruyère, l’atelier de pipes Chapuis-Comoy dirigé par son père.

Alors quand sur le pont de l’Aquarius, Daniel Pennac sort sa pipe – comme un geste de retrait, une parenthèse de silence face à l’inacceptable situation en mer –, la jeune femme sait déjà comment elle le remerciera pour son engagement. Le 8 juin 2018, à la Criée à Marseille, à l’occasion d’un événement de mobilisation pour la cause, elle lui offre une pipe, bien sûr. Mais pas n’importe laquelle : une Chacom, fabriquée à Saint-Claude, dans l’atelier familial aujourd’hui repris par son frère, Antoine.

Pennac, malicieux, s’amuse de l’anecdote : « Mauvaise nouvelle pour vous, les Jurassiens : toutes mes pipes, sauf une, viennent de Cogolin. On vivait dans le Sud ! ». Échanger avec l’écrivain, c’est un peu comme se plonger dans l’un de ses romans. On retrouve dans sa voix, toujours cette malice tendre, cette langue et ce phrasé qui gambadent comme les personnages de ses romans. Depuis le premier roman de la saga Malaussène – Au bonheur des ogres publié en 1985 – jusqu’à Terminus Malaussène, paru en 2023, qui marque la fin de l’histoire, Daniel Pennac a tissé un puzzle romanesque de quarante ans où il n’a pourtant jamais glissé… un seul fumeur de pipe. « Je n’ai jamais éprouvé le besoin d’en faire un attribut de personnage. Contrairement à Maigret chez Simenon. La pipe, pour moi, n’est pas un outil de concentration. C’est un objet de rêverie », admet-il.

La pipe, madeleine de proust

Dans son souvenir, l’objet est pourtant omniprésent. Chez lui, tous les hommes de la maison fumaient la pipe. « Seule ma mère ne fumait pas, et comme elle était toute petite, elle avait cette qualité de pouvoir se faufiler sous un nuage de gris » – le fameux tabac de l’armée, celui que son père, militaire, fumait. « Ma mère nous interdisait formellement de fumer autre chose. » Ce morceau de bruyère n’est donc pas – seulement – une pipe, mais un crayon qui raconte des histoires de famille. « La pipe, c’est un objet qui m’est absolument familier. C’était le seul cadeau qu’on se faisait entre nous ».

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Daniel Pennac (FRA), Sabine Grenard (FRA) – DR

Sa toute première pipe ? « Ce doit être mon frère qui me l’a offerte ». L’écrivain conte que celui-ci, le « grand frère », étant géophysicien fut le premier à avoir reçu un salaire. « Il était d’une générosité immense ». Un frère que le jeune Pennac surnommait : « Ce qui se fait de mieux dans la maison ». Il poursuit : « Il nous offrait des pipes magnifiques, millésimées, des pipes qu’il devait payer les yeux de la tête ! Et comme il nous amenait toujours comme cadeau “ce qui fait de mieux dans la maison”, nous l’avions affublé de ce surnom ! ». S’il associe sa collection de pipes de bruyère à ces souvenirs d’instants familiaux, il associe l’objet à la lecture : « La fumée et la pipe ont accompagné des moments de vie de famille, de lecture et d’écriture. La pipe incarne pour moi l’image emblématique de la lecture », raconte-t-il.

Ses souvenirs sont intacts : « Je vois mon père assis dans un fauteuil, un vieux fauteuil déglingué, mais très confortable, lisant en fumant la pipe sous un cône de lumière. Il y avait la lampe au-dessus. Ça, c’est vraiment l’image que je garde en mémoire. Je n’imagine pas mon père sans un livre et sans une pipe. »

Visites aux heureux élus

Une image presque cinématographique, comme sortie d’un roman qui nous transporte dans la maison des Grenard, perchée au-dessus de la Bienne, en plein centre de Saint-Claude, où Christine, la matriarche, conserve dans son salon les effluves de toute une vie dédiée à l’univers de la pipe.

Fille du Grandvaux, elle n’était pas elle non plus voué à ce destin fumant. Mais sa rencontre avec Yves Grenard, futur dirigeant de la fabrique Chapuis-Comoy, change tout. Elle suit son mari dans la sous-préfecture du Haut-Jura, se consacre à l’éducation de leurs trois enfants – Marion, Sabine et Antoine – avant d’être un jour embauchée par la chambre syndicale et de devenir la cheville ouvrière de l’élection annuelle du “Premier fumeur de pipe”, lancée en 1966 par Edgar Faure, l’homme aux mille vies, figure marquante de la Quatrième et de la Cinquième République.

Chaque année, elle était chargée de rédiger un courrier aux confrères, pour les inviter à désigner le futur premier fumeur de l’année : « il fallait que ce soit un personnage doté d’un certain prestige », souligne-t-elle. Une fois l’élu identifié, elle se saisissait de cette valise en cuir ornée d’une étiquette d’un autre temps “Saint-Claude, Confrérie des maîtres pipiers” – aujourd’hui conservée dans les réserves du musée de la Pipe et du Diamant – et sautait dans un train direction : Paris. Il lui appartenait alors d’aller à la rencontre de l’élu. « J’étais accompagnée d’un photographe missionné par la Seita, la Société nationale d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes. Nous devions impérativement repartir avec trois photos de l’élu : une de face et deux de profil ».

Les clichés servaient de modèle pour le sculpteur sur bois, chargé de réaliser les deux pipes à l’effigie de l’élu qui lui seraient remises au moment de son intronisation. C’est ainsi que Marie Christine côtoiera de nombreuses célébrités – Raymond Forni, figure du Parti socialiste, gravissant les échelons jusqu’à la présidence de l’Assemblée nationale, les réalisateurs Bertrand Blier et Claude Chabrol, Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre, figure montante de la politique française, avant que sa carrière ne bascule sous le poids des affaires judiciaires, l’animateur-producteur Michel Drucker… et leurs épouses.

La cérémonie annuelle de remise du titre de premier fumeur de l’année était organisée à Paris, en grande pompe, en présence de la presse nationale – parfois internationale –, se souvient-elle. Autant de souvenirs inoubliables qu’elle a soigneusement archivés au fil des années et qu’elle étale des décennies plus tard sur la table du salon autour des objets emblématiques, comme cette pipe sculptée à l’effigie de son défunt mari, Yves Grenard.

Bientôt, celle de Daniel Pennac, arborant ses petites lunettes rondes façonnées à Morez, viendra enrichir les vitrines du musée de la Pipe et du Diamant. Car tout intronisé doit faire don d’une pipe, explique Antoine Grenard, fils d’Yves et de Christine, aujourd’hui à la tête de Chacom. Héritier d’un siècle de tradition, gardien de rituels qu’il conjugue à sa passion du design, il n’a pas peur du contraste et des grands écarts.

Antoine Grenard est le chef d’orchestre du premier Pipe Show international de Saint-Claude, célébration résolument pop d’un savoir-faire ancestral qui s’est déroulée en cette fin juin dans la cité pipière, relançant le rite abandonné depuis 2016 de l’élection du premier fumeur de l’année. Lors des chapitres de la confrérie, où il officie comme maître de cérémonie, l’entrepreneur troque son look jean-baskets pour la robe traditionnelle des confrères, et perpétue la tradition et ses rituels.

C’est sans doute ce côté un peu baroque et inattendu qui a convaincu l’auteur de la saga Malaussène de se prêter au jeu, et de recevoir des mains de Nicolas Stoufflet, célèbre animateur du jeu des 1 000 euros sur France Inter, le titre que lui-même détenait depuis 2016.

« C’est amusant de s’inscrire, dans la lignée d’illustres prédécesseurs, comme Edgar Faure – savez-vous d’ailleurs qu’il écrivait des romans, sous le pseudonyme Edgar Sanday ? Edgar sans D… ? », glisse Daniel Pennac. Parmi les prédécesseurs, figurent aussi les noms de navigateurs (Gérard d’Aboville), de musiciens (Nino Ferrer), des magistrats (le juge Bruguière)… Des hommes qui ont marqué l’histoire par leur action ou leur engagement. L’élection de Daniel Pennac célèbre la renaissance d’une identité chère et précieuse à Saint-Claude.

À la suite d’illustres fumeurs

Et l’histoire de son élection, qui commence sur un bateau de sauvetage dans le port de Palerme, fait appel à des valeurs fortes d’humanité. Dix ans après sa fondation, Daniel Pennac reste l’un des soutiens les plus fidèles de SOS Méditerranée. Dernièrement, il signait un texte sur l’insoutenabilité des arguments anti-migrants. « Imaginez-vous au bord d’un lac, devant vous une personne d’origine étrangère est en train de se noyer. La regardez-vous sombrer en lui disant : “je pourrais t’aider, mais vois-tu, après tu viendras nous envahir, tu viendras manger mon pain, si je te sors de l’eau, tu ne t’intégreras pas… ?” ». Silence, comme s’il tirait une bouffée de fumée de sa pipe. « Personne ne pourrait dire ça, les yeux dans les yeux, à quelqu’un qui a besoin d’aide, ces arguments ne fonctionnent pas au singulier ».

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Daniel Pennac (FRA) – DR

Il s’interrompt, sourire au coin, l’esprit à nouveau ailleurs : « Mais je m’égare… Ce n’est plus vraiment de la pipe qu’on parle ». Et pourtant si, un peu, cet objet qu’il associe à la famille, à la rêverie, n’est pas uniquement le symbole d’un plaisir hédonique. Les volutes de fumée qui s’en échappent lentement transcendent avec poésie les ombres de notre temps bien plus opaques que le nuage de gris sous lequel il a grandi.

Daniel Pennac, le plaisir de (le) lire

Il a ce sourire malicieux et cette voix un peu rocailleuse qui donnent aussitôt envie de l’écouter. Daniel Pennac – Pennacchioni de son vrai nom – est de ces écrivains qui n’ont jamais cessé de croire à la magie des histoires. Né à Casablanca en 1944 dans une famille de militaires, il a longtemps bourlingué avant de poser ses valises en France et de devenir professeur de français, métier qu’il exercera pendant de nombreuses années, non sans passion. Peut-être est-ce là, devant ses élèves parfois rétifs, qu’il a affûté ce sens du récit, cette capacité à captiver, à mettre en scène le réel pour mieux en saisir la poésie.

C’est avec Au bonheur des ogres (1985) qu’il invente Benjamin Malaussène, bouc émissaire professionnel et héros tendre de ses romans les plus populaires. La saga des Malaussène, traversée d’humour et de tendresse, d’absurde et d’humanité, l’inscrit dans le cœur du grand public.

Mais Pennac est aussi un penseur du livre et de la lecture. Son Comme un roman (1992) reste une référence pour les amoureux des mots, avec son célèbre “droit de ne pas lire” érigé en manifeste libérateur. De la littérature jeunesse aux essais, des adaptations théâtrales aux interventions publiques, le premier fumeur de pipe 2025 cultive depuis quarante ans une œuvre éclectique et généreuse, fidèle à cette conviction : lire, c’est avant tout un plaisir.

Sherlock, maigret… et les autres

Ils sont nombreux, dans les pages des romans, à tirer sur leur pipe comme on cherche une issue dans la brume. Objet de calme, de réflexion, de mystère parfois, la pipe n’est jamais un simple accessoire : elle devient, chez certains personnages, une extension du caractère, un véritable partenaire d’écriture.

Impossible, bien sûr, de ne pas commencer par Sherlock Holmes. La silhouette du célèbre détective imaginé par Arthur Conan Doyle est indissociable de sa pipe incurvée, qu’il allume au rythme de ses déductions. Chaque volute de fumée semble matérialiser l’architecture complexe de ses raisonnements, flottant dans le salon du 221B Baker Street.

Comme on peut le lire dans Le Signe des Quatre (1890) : « Il s’étendit sur le canapé, les yeux fermés, aspirant de longues bouffées de sa pipe de bruyère, qu’il laissait ensuite s’échapper en nuages légers. Il resta ainsi pendant plus d’une heure, immobile, tandis que la pièce s’emplissait peu à peu d’une brume bleutée. »

Autre fumeur légendaire : le commissaire Maigret. Sous la plume de Georges Simenon, la pipe du commissaire devient presque un métronome narratif. À chaque enquête, elle rythme le temps long de l’intuition, contraste avec l’agitation de la police judiciaire. Dans Pietr le Letton (1931), le tout premier Maigret publié, on retrouve le fameux rituel : « Il bourra sa pipe avec soin, tâtant le tabac entre ses doigts pour en juger l’humidité. Il alluma, tira plusieurs bouffées, fixa longuement la flamme du briquet avant de la refermer, puis s’installa plus confortablement dans son fauteuil, le dos rond, les yeux à demi clos. »

Plus philosophique encore est le rapport que développe Jean-Paul Sartre avec la pipe dans La Nausée. Certes, ici, l’objet appartient à Roquentin, mais c’est déjà tout un monde intérieur qui s’y projette : « Je bourre ma pipe machinalement, je l’allume. Il me semble que je me regarde bourrer ma pipe et que mes mains sont mortes » (extrait du chapitre Mardi).

La pipe accompagne aussi les héros des grands romans d’aventures et des récits maritimes : de Long John Silver à Captain Haddock, en passant par certains personnages de Joseph Conrad, elle évoque le voyage, la solitude, les embruns et la rudesse face aux éléments. À l’exemple de Lord Jim (1900) : « Il s’arrêta, tira de longues bouffées de sa pipe, dont la lueur rouge dansait sous l’effet du vent léger venu de la mer. Le silence s’étira un moment, ponctué seulement par le grésillement du tabac qui brûlait lentement ».

Aujourd’hui, cette présence n’est pas morte, mais les auteurs en font souvent un détail de caractère un peu nostalgique. C’est le cas dans La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq (2010) : « Jean-Pierre Jed Martin alluma sa pipe, lentement, avec méthode. Ce geste le ramenait à ses premières années d’ingénieur, lorsque les fumeurs de pipe étaient encore nombreux dans les bureaux. » Même impression avec Le Club des incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia (2009). Pour Virginie Despentes, la pipe a par contre disparu dans Vernon Subutex. La cigarette électronique, la clope industrielle ou le joint l’ont remplacée. Autre époque.

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