De 1979 à 2002, Paule Monory fut l’assistante studio de Monsieur Saint Laurent. Nous avons rencontré à Château-Chalon cette personnalité riche et lumineuse qui a toujours vécu entourée de créateurs.
Le printemps se fait attendre dans le Jura. Entre averses et éclaircies, Paule Monory a fait le voyage en train depuis Paris pour retrouver sa maison perchée au bord de la falaise de Château-Chalon. La porte de grange franchie, depuis la pièce à vivre, le paysage et la vue sur la plaine de Bresse sont à couper le souffle.
Occupée à faire un feu dans le fourneau, puis à chauffer l’eau pour un thé, elle s’étonne qu’on lui consacre un reportage. Pourtant, son parcours et ses presque vingt-cinq années aux côtés d’Yves Saint Laurent sont peu communs. « Je suis poursuivie depuis toute petite par les créateurs », confie-t-elle. Et d’énumérer : « mon père sculpteur, Robert Moninot ; ma mère dessinatrice ; mon frère, plasticien, Bernard Moninot ; mon mari peintre, Jacques Monory… et Yves Saint Laurent ». En écoutant Paule Monory raconter ses années auprès du couturier, en découvrant sa personnalité riche à l’ancrage bien jurassien, nous découvrons que cette proximité n’est en rien due au hasard.
L’histoire pourrait commencer au début des années soixante-dix à Château-Chalon. « Mon père était originaire du Fay, en Bresse, et dans sa jeunesse il a découvert Château-Chalon dont il est tombé fou amoureux et y a acheté une maison en 1957. Si bien que, même si nous habitions Paris, rue Gassendi dans le XIVe arrondissement, nous venions toujours en vacances dans le Jura ». Et c’est là que Paule Moninot, alors étudiante à l’École des Beaux-Arts de Paris, décide de venir s’installer en 1973. « À vingt ans, je tombe enceinte. Avec François, mon compagnon, nous nous sommes installés dans la maison de vacances de mes parents. Beaucoup d’amis ont quitté Paris à ce moment-là pour vivre dans le Sud, dans des communautés, se remémore-t-elle. Mais nous nous sommes arrêtés dans le Jura ! ».
Paule trouve un travail à Lons-le-Saunier, dans le magasin Charpillon, et son mari devient bûcheron, notamment pour l’Office national des forêts (ONF). Leur premier enfant naît l’année suivante à Champagnole. Le jeune couple, « un peu hippie, un peu atypique », aux cheveux longs, a Bernard Clavel pour voisin ; mais c’est Pierre Gascar, alors installé à Baume-les-Messieurs, à qui il inspire une nouvelle restée inédite.
Pourtant, au bout de quatre ans, et malgré cette image idyllique, la famille décide de s’installer à nouveau en région parisienne pour la naissance d’un deuxième enfant en 1977. Pour trouver un travail, en 1979, Paule passe alors une annonce dans Le Figaro : « cela se faisait beaucoup à l’époque ». Et, à sa grande surprise, elle reçoit un appel de la maison Yves Saint Laurent qui lui propose un entretien. « Je me sentais comme une sorte de fille de la campagne et me disais que ce poste n’était pas pour moi. J’avais une Volkswagen bleu pâle, toute cabossée, sur laquelle j’avais dessiné des nuages sur les points de rouille, je roulais mes cigarettes, je lavais ma chemise et mon jean blancs tous les soirs, pour être impeccable le lendemain. Je nouais un foulard rouge à pois autour du cou… Je m’accrochais. Finalement j’ai été embauchée par la directrice du studio hommes. Aujourd’hui, je pense que si j’ai été choisie parmi d’autres, c’est justement à cause de cette tenue… »
Petite annonce dans Le Figaro
La jeune Jurassienne ouvre alors un nouveau chapitre de sa vie. Sûre de se faire renvoyer au bout de quelques jours, elle y restera vingt-trois ans. « Je n’en revenais pas d’avoir intégré cette maison, dit-elle. J’ai fait deux périodes d’essai de trois mois, finalement, ils m’ont engagée ». Habitant en banlieue, avec deux enfants en bas âges, les journées sont longues. « Ce qui me plaisait beaucoup, c’est qu’il y avait une “cantine”. Plus besoin de penser aux courses, quel luxe !, sourit-elle, en vous fixant de son regard clair. Surtout, c’était un monde et un travail passionnants, un univers si différent. Je me suis rendu compte qu’avec un père sculpteur, j’étais allée dans une bonne école du regard car la mode aussi est en trois dimensions ! Au fil des mois, j’ai pris confiance, j’ai découvert l’esprit de la maison et m’y suis conformée ». Deux ans plus tard, Paule rejoint « LE » studio d’Yves Saint Laurent dans l’hôtel particulier du 5 avenue Marceau. « Je suis convoquée par Anne-Marie Munoz, la directrice. C’est une femme à l’autorité impressionnante, le regard profond et les cheveux noirs. Elle a connu Yves Saint Laurent chez Dior à la fin des années cinquante ; c’est là qu’ils ont appris à travailler ensemble. Il y a aussi bien sûr la merveilleuse Loulou de la Falaise, créatrice de bijoux et de chapeaux ». Et il y a trois assistantes près de lui, parmi lesquelles Paule et un homme chargé des tissus.
« Le studio, c’est une grande pièce lumineuse avec un grand miroir, de hautes fenêtres qui donnent sur une cour intérieure silencieuse, plein de rouleaux de tissus de toutes couleurs, des échantillons de boutons, de plumes, de broderies, des livres d’art. Dans un angle, le bureau d’Yves Saint Laurent : deux tréteaux et un simple plateau en bois recouvert de toile de coton blanc, des crayons, des feuilles de papier, des petites figurines porte-bonheur et objets souvenirs que des amis lui apportent, un cendrier et des cigarettes et à ses pieds, le chien Moujik, un dogue français qui a été peint par Andy Warhol et qui faisait peur à tout le monde : il mordait. Quand il s’est approché de moi le premier jour, je tremblais mais il m’a plutôt “câliné” et Monsieur Saint Laurent a dit : “Paule est acceptée !” »
Au studio avec le couturier
Assistante studio d’Yves Saint Laurent, Paule Monory était chargée du livre de collection qu’on appelle « la Bible ». « Pour chaque modèle, je photocopiais le croquis original pour le coller sur une grande page vierge, je lui attribuais un numéro et je notais les décisions prises par Yves Saint Laurent pendant les essayages, le nom de l’atelier et du mannequin. Plus tard, je remplissais deux fiches : une pour la manutention et une autre pour collecter les prix et noter le temps de travail. Une vraie administration ! Tout commence par les essayages des toiles, véritables maquettes d’un vêtement grandeur nature réalisé en coton blanc. Portées par les mannequins apprêtés comme pour un défilé : maquillage, bouche rouge, bas noirs et hauts talons. Là, les premières rectifications et ajustements sont réalisés, puis le choix du tissu est fait. On déroule les pièces à la demande de Monsieur Saint Laurent, et sur le mannequin, on est plusieurs à faire un “effet” devant le miroir, l’un derrière les épaules tenant le haut, l’autre marquant la hauteur du bas ou un effet de pantalon ou de ceinture. Parfois, des spécialistes sont présents pour les broderies, les chapeaux ou la fourrure. Quand le choix est fait, il me faut rapidement relever sans faute les références des tissus choisis, les couleurs, les boutons. Déjà un autre mannequin entre dans le studio, suivi de son chef, le croquis épinglé au revers du col. Un à un, les mannequins se succèdent ainsi devant Monsieur Saint Laurent, c’est vraiment ce qu’il aime. Ce sont des souvenirs magnifiques », se souvient-elle.
Entrée en mai dans le studio, Paule participe directement à la collection de haute couture présentée en juillet place Vendôme.
Trois ans avec Hedi slimane
Comme les autres assistantes, la Castel-chalonnaise aura un « vestiaire » à sa disposition, c’est-à-dire un ensemble d’habits de prêt à porter de la Maison. « Très vite, j’ai compris que Monsieur Saint Laurent ne s’adressait pas qu’à un seul type de femmes ou qu’à des “femmes actives”. Il créait aussi des tenues pour moi, “hippie”. Il s’inspirait et sophistiquait des vêtements qu’on aurait pu trouver aux puces, dans un souk marocain. Finalement, son univers n’était pas si éloigné du mien. Il savait nous rendre belles, sans changer notre nature, la révélant plutôt ».
Pendant quelque temps, Paule quitte le studio pour travailler avec un jeune styliste de la maison et, en 1996, elle rejoint Hedi Slimane, le styliste au studio hommes Yves Saint Laurent. « Il a beaucoup de talent, une vision très sûre. Nous nous sommes très bien entendus et je suis restée avec lui pendant trois ans, jusqu’à ce que la maison YSL soit rachetée par Gucci et qu’il parte chez Dior. Je ne l’ai pas suivi ».
La Jurassienne n’en a pas fini avec Yves Saint Laurent. Elle retrouve son mentor : « Je lui devais tout, je suis donc revenue au studio de haute couture. J’étais assez mal à l’aise, car j’avais osé le quitter… A mon retour, Madame Munoz a simplement dit “Paule revient” et Monsieur Saint Laurent s’est levé, m’a embrassée et accueillie avec joie, j’étais bouleversée ».
« Plus tard, à notre grand regret, le couturier a abandonné sa maison de couture. Mais, il travaillait toujours sur une planche posée sur des tréteaux et entourés de bouquets de lys et de ses objets fétiches, jusqu’au 7 janvier 2002, quarante ans jour pour jour après son premier défilé haute couture. »
Ce jour-là, YSL a convoqué des dizaines de journalistes français et correspondants étrangers avenue Marceau, dans la salle où, la veille de chaque défilé, les équipes faisaient « l’accessoirisation » des modèles pour le défilé. À 65 ans, il annonce sa retraite : « J’ai choisi aujourd’hui de dire adieu à ce métier que j’ai tant aimé », déclare-t-il. « Il a annoncé qu’il arrêtait, il était épuisé, un grand épuisement, confie Paule. Comme pour presque tous dans la maison, on a beaucoup pleuré et on a dû partir ».
En fait, Paule Monory – mariée depuis 1993 au peintre Jacques Monory – a quitté le studio quelques semaines plus tard. Auparavant, elle a filmé la maison Saint Laurent et ses 250 collaborateurs. « J’ai demandé l’autorisation à Monsieur Saint Laurent et Pierre Bergé [compagnon du couturier et cofondateur de la maison de haute couture, N.D.L.R.], qui me l’ont accordée. J’ai tourné pendant les derniers jours de la maison avant le dernier défilé. J’ai filmé le studio, tous les services, la plupart des personnes des ateliers, de la comptabilité, de la presse et des salons… Tout ».
Caméra en main
Pour le deuxième acte des adieux d’Yves Saint Laurent, au défilé-rétrospective organisé quinze jours plus tard au Centre Pompidou, Paule sera la seule autorisée à filmer dans les coulisses à cause de la sécurité due aux attentats dans Paris à l’époque. Amis, actrices, journalistes, femmes de présidents figurent parmi les 2 000 invités qui se pressent dans le hall de Beaubourg. Les anciens mannequins Claudia Schiffer, Jerry Hall, Carla Bruni et les mannequins noirs qu’il aimait tant, Naomi Campbell, Katoucha Niane, Amalia, Mounia, ont revêtu les plus belles tenues qu’elles avaient portées par le passé.
Trois cents tenues de 1962 à 2002 sont présentées avant que Catherine Deneuve et Laetitia Casta se lèvent pour chanter Ma plus belle histoire d’amour de Barbara au créateur, ému. « J’ai filmé pendant le défilé et dans les coulisses. Ensuite le film a été monté ».
À partir de 2003, Paule a travaillé exclusivement avec son mari, le peintre Jacques Monory. Une expérience passionnante. Une autre histoire.
Quant à Yves Saint Laurent, il a cessé d’être un personnage public en janvier 2002. L’automne de la même année, sa maison est devenue une fondation. Avec d’autres proches collaborateurs, Paule le rencontrait de temps à autre : « Il nous invitait chaque année à un déjeuner pour la sainte Catherine ».
La maison de couture fermée, il se rendait pourtant quotidiennement dans son studio resté intact, seulement accompagné de Catherine, assistante et meilleure amie de Paule, jusqu’aux semaines qui ont précédé sa mort, le 1er juin 2008.
Avec les amis et proches, la Jurassienne a été de son dernier voyage à Marrakech, pour accompagner ses cendres dans les jardins Majorelle.
Paule Monory n’a aucune nostalgie de ces années auprès d’Yves Saint Laurent, l’homme qui a changé l’allure des femmes du XXe siècle, a accompagné leur émancipation ; elle garde des souvenirs – « Je me souviens aujourd’hui avec émotion en regardant les Polaroid que nous prenions pendant les essayages, de la tension qui montait. Il fallait tenir. » De quoi favoriser de solides amitiés comme celles qui la lient à Catherine mais aussi à Anne-Marie Munoz, qu’elle a encore vue quelques jours avant notre rencontre.
« J’ai rencontré Monsieur Saint Laurent et, surtout, j’ai travaillé avec lui. Je pense qu’il n’existe pas de meilleur moyen pour connaître quelqu’un. Je l’ai vu faire un croquis, se lever, prendre un rouleau de tissu, le plaquer contre un mannequin, ajouter une ceinture, dérouler une pièce de dentelle noire, un large ruban de satin rose, faire un nœud avec une épingle… Je me souviens de la robe de mariée avec les grands oiseaux de Braque, portée par une fille noire, c’était d’une beauté extraordinaire. Je l’ai vu angoissé, souffrant, heureux ou facétieux. Nostalgie non, reconnaissance, oui. »
Aujourd’hui, Paule Monory passe une grande partie de l’année à Château-Chalon, dans l’ancienne maison familiale – celle de Robert Moninot – partagée avec sa sœur et son frère.
Pour terminer l’entretien, Paule nous entraîne sur sa terrasse pour nous montrer le paysage sous un ciel orageux transpercé par quelques rayons de soleil. Elle ouvre son parapluie transparent, un de ceux spécialement commandés en cas de pluie pour le grand défilé d’Yves Saint Laurent sur la pelouse du Stade de France juste avant la finale France-Brésil du Mondial 1998. « J’y étais ! »
Photos : Numéro 39, collection Paule Monory