

Pour un amateur, cette chute sur le dos de trente et un mètres de haut aurait sans doute été mortelle. Lui est vite remonté à la surface de l’eau. Il a réfléchi, écouté son corps. Sûrement que tout son être ne s’était jamais autant contracté pour amortir ce plat. « Je sais que tu peux avoir des vertiges quelques minutes après, mais là rien. Alors oui, j’ai eu des contusions impressionnantes, mais aucun organe de touché. Quinze jours plus tard je ressautais. J’ai eu un excès de confiance ». Jérémy Nicollin est une référence mondiale du cliff jumping – autrement dit, sauter dans l’eau depuis une falaise. Mais autant l’écrire tout de suite : dans cette discipline extrême, rien n’est laissé au hasard. Celui qui a fêté ses trente-quatre ans le 8 avril dernier est avant tout un athlète de très haut niveau pour qui tout a commencé sur les hauteurs de Saint-Claude, à Chaumont, où, gamin, il aime foncer en courant sur les vaches jurassiennes qui fuient en le voyant débarquer à toute berzingue.
Au milieu de grands espaces sauvages, terrain de jeux où tout est à découvrir, avec un père instituteur, responsable du club d’athlétisme de Saint-Claude, le jeune homme est en fait déjà habité par l’esprit de compétition. Il fréquente le pôle basket à Besançon (Doubs), partage une année avec les cadets France à Bourg-en-Bresse (Ain), avant un retour à seize ans à la cité scolaire du Pré Saint-Sauveur de Saint-Claude, où il reprend l’athlétisme qu’il avait laissé de côté. « J’ai passé quatre ans à Dijon (Côte d’Or), huit ans à Strasbourg (Bas-Rhin) où j’ai suivi des études de marketing gestion du sport en complément », précise-t-il. C’est avec le lancer du javelot qu’il se fait remarquer jusqu’à devenir plusieurs fois champion de France. Il a aussi remporté la médaille d’argent à la coupe d’Europe des lancers en 2016, avec un jet de 76,77 mètres. « J’ai travaillé cette discipline parce que j’étais assez bon. Et puis l’adrénaline est dingue, notamment au moment du fameux cri qui vient des tripes », se souvient avec enthousiasme Jérémy Nicollin, dont la distance maximale pointe à 77,15 mètres réalisés en 2016 à Dessau, en Allemagne (En France, le record masculin est détenu par Teuraiterai Tupaia avec un lancer de 86,11 mètres réalisé en mai 2024 à Fontainebleau).
C’est sur les mêmes stades qu’il noue une amitié solide avec Charly Guyetand. Ils se rencontrent quand ils avaient douze ans. « On se tirait un peu la bourre au javelot, on a même passé deux ans ensemble en colocation à Strasbourg. Je me souviens qu’on se renvoyait le javelot en l’attrapant en plein vol. C’est sûr que tu ne t’ennuies jamais avec lui », se remémore le copain.

Jérémy Nicollin (FRA) – Numéro 39
Mais à l’âge de trente ans, le corps de Jérémy Nicollin ne répond plus avec des blessures qui s’enchaînent : dos, ménisques, ligaments croisés… Alors qu’il vise les Jeux olympiques et autres championnats du monde, le constat est amer : « Les dernières années, j’ai compris que je ne battrais pas mon record personnel. J’étais bridé physiquement pour accomplir le geste technique. Alors que je prenais de moins en moins de plaisir, j’ai décroché un travail de chef de produit pour une collection de lunettes de sport à Lyon. Je n’ai pas tergiversé. J’ai appelé mon coach et mon ostéopathe pour leur dire que le moment était venu pour moi de passer à autre chose. » Une décision que son père, Laurent, et aussi longtemps son entraîneur, a validé sans hésitation : « Personne ne vit du javelot en France. Alors, même si on peut lancer très loin jusqu’à trente-cinq ans, son choix d’arrêter sa carrière était justifié, d’autant plus qu’il avait une belle proposition professionnelle. »
Un saut à 260 millions de vues sur Instagram
Son fils aime sa nouvelle existence. En parallèle d’un travail épanouissant, l’insatiable sportif reprend le ski, le vélo, l’escalade, le parapente, le saut en parachute et, donc, le cliff jumping. Pour le Jurassien, il n’y a désormais aucune limite, tout est permis. Chaque week-end et jour de congé, il filme ses multiples sauts. Là encore, son pote Charly lui emboîte le pas : « Il passe des heures à regarder sur Google Maps des sites de cascades pour sauter. On part avec une hache et des scies pour dégager l’accès et se faire un passage. On a commencé comme ça. »
Preuve d’un succès vertigineux, ils sont plus de 600 000 abonnés à suivre le plongeur. Une de ses vidéos atteint même les 260 millions de vues sur Instagram (il est aussi présent sur TikTok et YouTube). Dès lors, une nouvelle question s’impose à lui : « Avec mes vidéos, je gagnais financièrement plus que chef de produit. En mars 2024, j’ai donc saisi l’opportunité de vivre de ma passion. »
Une partie du succès de Jérémy Nicollin, au-delà de la performance, est due à sa manière de filmer. Il utilise une caméra positionnée dans la bouche ou un bâton flottant pour un film à 360 degrés. Aujourd’hui, le Franc-Comtois figure dans le top cinq des comptes du genre les plus suivis au monde sur Internet. Aleksander Bens a fait la connaissance du Sanclaudien au Gainer Tour il y a six ans, un rassemblement annuel des meilleurs sauteurs. Vidéaste aux côtés du Jurassien, il saute aussi et affiche un record personnel à trente mètres (trente-quatre pour Charly, au passage). Quand il s’agit d’évoquer Jérémy, il ne tarit pas d’éloges : « Il est très sûr de lui et représente bien nos valeurs : s’amuser, prendre du plaisir entre potes, voyager, se challenger et vivre des choses intenses. Aujourd’hui, il fait partie des sauteurs les plus connus dans le monde, notamment parce qu’il saute droit et de plus haut que les autres. » Ses performances spectaculaires ont d’ailleurs attiré l’attention des médias. Il a été mis en lumière dans des reportages de TV5 Monde, de CGTN Europe ou encore de Konbini News.
Devant son écran, on lit de la folie, voire de l’inconscience à le regarder sauter de falaises de plus de quarante mètres. En réalité, l’homme a les pieds sur terre et la tête sur les épaules. « L’impression de voler, l’ambition de conquérir un sport, la fierté de tout réaliser correctement, le challenge… tout ça génère de l’adrénaline. Et puis, c’est un métier. Quand je saute, je suis sûr à 99,9 % de réussir mon saut », assure-t-il. Avant d’ajouter : « C’est parce que je fais une grosse préparation que je n’ai pas peur. D’ailleurs les accidents sont assez rares dans notre groupe d’athlètes. Ce sont chez les amateurs et les touristes qu’ils sont recensés. L’effet de groupe peut aussi conduire à des drames. Il faut éduquer les gens sur cette pratique réservée aux professionnels ».

Jérémy Nicollin (FRA) – Numéro 39
Néanmoins, Aleksander Bens ne cache pas son stress de voir le Jurassien toujours repousser ses limites : « Ses sauts sont franchement surhumains, même les gens du cliff affirment que c’est fou. Alors c’est clair que je suis plus tendu que lui au moment de le voir sauter. C’est un athlète hors-norme. » Celui qui vit à Lausanne, en Suisse, se souvient très bien d’un saut de quarante-sept mètres l’an dernier, à La Réunion : « Franchement, ça m’a choqué, dans le sens que c’était incroyable. » L’an dernier, Jérémy Nicollin s’est envolé à vingt-cinq mètres dans un canyon du Jura. Charly Guyetand a eu peur : « C’était super étroit. Je lui ai dit : “mec, si tu te plantes, moi je ne peux pas aller te chercher”. Il m’a répondu : “Ne t’inquiète pas, ça va passer !” » Et c’est passé.
Une vitesse proche de 110 km/h
Laurent Nicollin estime pour sa part que son fils a apprivoisé le danger : « Je l’ai toujours vu s’engager avec intensité dans tout ce qu’il entreprend, ce n’est pas quelqu’un qui met le clignotant. Je réalise et prends conscience petit à petit qu’ils sont très peu dans le monde à réussir ce qu’il fait. » Il rassure : « Je suis le père d’un enfant équilibré. Bien entendu, il faut une hygiène de vie irréprochable, mais surtout, comme j’aime le répéter, le talent c’est seize heures de travail par jour. C’est sûr que c’est maintenant qu’il peut tutoyer l’excellence. Jérémy n’est pas une tête brûlée, j’espère qu’il renoncera s’il perçoit qu’un saut n’est pas possible. Je lui témoigne ma confiance. » Une fois, une seule, il s’est malgré tout permis de tirer la sonnette d’alarme : « Il sait très bien que quand j’interviens, ce ne sont pas des paroles en l’air. »
Pragmatisme : c’est le mot qu’emploie le plus régulièrement Jérémy Nicollin pour parler de son sport. Selon les sauts, ils peuvent être une dizaine à l’accompagner à travers le monde : vidéastes, photographes, personne de sécurité…
Son record affiche quarante-sept mètres pour une vitesse d’entrée dans l’eau à 109,3 km/h. Une hauteur qu’il a domptée par paliers de deux à quatre mètres sur l’île de la Réunion. Dans les prochains mois, il veut franchir un palier en milieu naturel, de préférence en France. « Je cherche le spot qui fait rêver, avec une âme. Avec six mètres de fond dans l’eau, tu peux sauter de n’importe quelle hauteur. J’ai l’objectif des soixante mètres. Mais si ce n’est pas possible, je ne le ferai pas », concède-t-il.

Jérémy Nicollin (FRA) – Numéro 39
« Si avant il avait tendance à être un peu bourrin, je le trouve de plus en plus professionnel. Il s’écoute et ne se laisse pas griser par son entourage. Le record du monde, il ne le fera pas s’il ne le sent pas », confirme son ami d’enfance.
Sportif de très haut niveau, hygiène de vie irréprochable, nourriture saine et un bon sommeil sont donc les ingrédients indispensables. S’il voyage aux quatre coins de monde jusque dans les terres isolées du nord de l’Amérique, le Jura demeure malgré tout son camp de base, son point de ralliement. « Déjà quand je faisais de l’athlétisme, je revenais régulièrement à Chaumont pour me ressourcer. Cette terre m’a permis de progresser en javelot, en parapente, en cliff jumping. J’ai d’ailleurs commencé le canyoning dans la cascade de la Queue du cheval à Saint-Claude. Et mon saut de vingt-cinq mètres dans les gorges de l’Abîme est l’un des plus techniques avec une largeur de paroi de seulement trois mètres. On rêve souvent du bout du monde, mais je peux le dire, pour l’avoir vu, que le Jura n’a rien à envier aux cascades du Canada. J’ai encore des spots sauvages à explorer dans la région. »
Les plongeurs de l’extrême
Le cliff jumping est une discipline extrême qui trouve ses racines au XVIIIe siècle à Hawaï. Le roi Kahekili II de Maui exigeait de ses guerriers qu’ils sautent d’une falaise de dix-neuf mètres pour prouver leur loyauté et leur courage. Depuis 2009, la série mondiale Red Bull Cliff Diving est la référence internationale du plongeon de haut vol. Les athlètes y effectuent des sauts depuis des plateformes de vingt-sept mètres pour les hommes et vingt et un mètres pour les femmes, atteignant des vitesses de plus de 85 km/h en moins de trois secondes. Chaque plongeon est évalué par un jury selon des critères techniques et artistiques, avec un système de points cumulés sur l’ensemble de la saison.
Le cliff jumping se pratique dans des lieux naturels spectaculaires tels que Polignano a Mare (Italie), Waimea Bay (Hawaï), Ponte Brolla (Suisse) ou encore Acapulco (Mexique). En 2015, la légende colombiennne Orlando Duque s’est élancée depuis un hélicoptère à vingt-trois mètres au-dessus de l’Amazone pour sensibiliser à la déforestation.

Gary Hunt (GBR) – Romina Amato/Red Bull Content Pool
Les athlètes emblématiques de la discipline s’appellent encore Rhiannan Iffland (Australie), Molly Carlson (Canada), Aidan Heslop (Royaume-Uni) – à seulement vingt-deux ans, il incarne la relève du plongeon extrême – ou encore Gary Hunt. Né au Royaume-Uni en 1984, ce dernier a acquis la nationalité française en 2020. Il est considéré comme le plus grand plongeur de haut vol de l’histoire, avec dix titres mondiaux. Surnommé le “Lionel Messi du cliff diving”, il a représenté la France aux Jeux olympiques de Paris en plongeon synchronisé depuis la plateforme de dix mètres, terminant à la 8e place.
En plus du Jurassien Jérémy Nicollin, l’hexagone est aussi représenté par Madeleine Bayon, première Tricolore à participer aux Red Bull Cliff Diving.