

Tous les jeudis, dans l’arrière-salle du Café du Palais, au 7 de la place de l’Hôtel de Ville, à Lons-le-Saunier, Bertrand Plé est à la baguette de jam sessions. Des scènes ouvertes pour tous les musiciens, débutants comme confirmés. « Je suis heureux de ce que je fais. Ce n’est pas un échec d’être ici, je ne le vis pas comme une injustice », commente celui qui pourrait être présenté comme un petit génie de la musique contemporaine. Pour mieux comprendre cet univers, on serait tenté de faire référence à l’œuvre du très renommé compositeur français Pierre Boulez – en 2025, on commémore le centenaire de sa naissance. Mais pour l’ancien élève du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon (CNSMD), il est difficile d’identifier cette niche musicale en mettant en avant un seul compositeur : « C’est trop Kaléidoscopique pour ressortir un morceau plus qu’un autre, ce serait même un contresens. Mais je dirais qu’au début du XXe siècle, l’œuvre d’Igor Stravinsky, Le Sacre du printemps, est très importante [composé en 1913 à la demande des Ballets russes de Serge Diaghilev, il a été hué lors de la première, le public n’étant pas préparé à l’atonalité de cette musique, N.D.L.R.]. » Âgé de trente-neuf ans, Bertrand Plé vit aujourd’hui à Nance. Un retour aux sources qui n’était pas vraiment écrit.

Bertrand Plé (FRA) – Numéro 39
Avant la musique, le gamin de la Bresse se passionne pour le foot, le judo ou encore le tennis à Bletterans, avant d’opter pour la classe de Sport-études à Champagnole, option ballon rond. Milieu de terrain, il ira même jusqu’à passer des tests pour intégrer la formation du club de Louhans-Cuiseaux, une référence au début des années 2000. Mais l’esprit de compétition le lasse jusqu’à l’éloigner définitivement des terrains. « J’ai toujours pratiqué la musique, mais c’est à l’âge de seize ans que je suis rentré au conservatoire de Lons-le-Saunier. J’ai monté plusieurs groupes, avec ce besoin de comprendre la musique. Je me souviens très bien de ma première formation, c’était au lycée Jean Michel à Lons. L’ambiance était celle du ska, du reggae, du jazz. Il n’y avait pas de partitions, je travaillais tous les arrangements à l’oreille », raconte celui qui a débuté comme trompettiste.
Sport-études, option foot
Après le Bac, qu’il aura en deux temps mais avec la note absolue en option musique, la suite demeure assez logique, celle d’un enchaînement d’écoles spécialisées : Faculté de musicologie à l’Université Lumière Lyon 2 qui allie théorie, pratique et recherche, puis, dans la même ville, le très puissant Conservatoire à rayonnement régional (CRR) avec ses 2 700 élèves et deux cent quarante enseignants.

Bertrand Plé (FRA) – Numéro 39
Ces années passées entre Rhône et Saône, Bertrand Plé écrit pour l’orchestre qui réunit les étudiants du campus. Pour enrichir son vocabulaire musical, il actualise aussi les œuvres de Mozart, Bach et Beethoven. En fait, sa curiosité le pousse à toujours aller plus loin, plus haut, jusqu’à obtenir la note historique de 20/20 en Master de composition contemporaine au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon (CNSMDL), dans la classe de Robert Pascal puis de Philippe Hurel. Il soutient un mémoire intitulé Musique et homogénéité : temps, espaces et ensembles homogènes sous la direction de Frank Langlois. En 2016, voilà sa qualité d’écriture reconnue pour l’œuvre spirituelle appelée Thödol (plus précisément appelée Bardo Thödol, connue en occident sous le nom du Livre des morts tibétain) écrite pour un ensemble homogène de trente-deux musiciens.
Finaliste pour intégrer la Villa Médicis
« Si je ne suis pas capable de jouer de tous les instruments, je compose pour tous, même les plus inattendus, comme récemment la vielle à roue » (un instrument à cordes frottées dont le son est produit par une roue en bois actionnée par une manivelle), enchaîne Bertrand Plé pour qui il existe deux écoles : « écrire pour : c’est-à-dire que je m’adapte aux instrumentistes, à leur tempérament ; écrire contre : là, ce sont les musiciens qui se plient aux contraintes. » Il ajoute un impératif : « Une écriture précise est du temps de gagné pour le chef d’orchestre et l’interprétation. »
Pour parfaire son parcours, le Jurassien intègre en 2018 l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam) à Paris, justement fondée en 1977 par Pierre Boulez. Entre ses murs se retrouve l’avant-garde de la recherche scientifique dans les nouvelles technologies musicales. L’électronique et la MAO (musique assistée par ordinateur) font d’ailleurs partie intégrante du langage musical du Jurassien.

Bertrand Plé (FRA) – Numéro 39
La suite est logiquement prometteuse : Bertrand Plé reçoit ses premières commandes, termine finaliste pour intégrer la Villa Médicis à Rome (Italie) dès sa première tentative au concours, se voit attribuer un prix des Beaux-Arts en composition (2018), décroche des droits de composition à 40 000 euros, ce qui est assez exceptionnel dans le milieu… Puis, il n’échappe pas au black-out mondial. « Le Covid-19 a détruit ma carrière, même si la musique contemporaine n’a pas attendu cette crise pour décliner », regrette-t-il. Déjà en tension avant la pandémie, ce secteur fragile a en effet vu ses réseaux de diffusion s’amenuiser, ses festivals annulés, ses compositeurs précarisés et son public s’éroder dans un brouillard d’incertitude culturelle.
Star Wars et la Colombie
Pendant les confinements, la création musicale n’a pas cessé, mais elle s’est faite en retrait, souvent sans perspectives de création en salle. La fermeture des lieux de spectacle a particulièrement touché les œuvres complexes qui nécessitent technologie, répétitions longues et collaboration avec l’électronique — typiques des productions liées à l’IRCAM, aux ensembles spécialisés, ou aux scènes alternatives européennes. Le retour à la “vie culturelle normale” n’a pas rétabli l’équilibre. Les grandes institutions ont privilégié les valeurs sûres, les répertoires classiques et les spectacles attractifs.
« Bien sûr, j’ai eu de la colère, enchaîne le Bressan. En 2021, je n’avais plus les moyens financiers de rester à Paris. Alors je suis rentré dans le Jura. »
Il y a deux ans, le vent semble de nouveau souffler dans le bon sens. On s’adresse à lui pour un festival à Paris, Radio France frappe aussi à sa porte. Malheureusement, sans suite. « J’ai commencé à être fatigué. Et puis les mondanités, ce n’est pas mon truc. Aujourd’hui, c’est la musique de John Williams, dont Star Wars [on lui doit aussi Indiana Jones, Jurassic Park, E.T. L’extraterrestre ou encore Harry Potter et les Dents de la mer], qui est la plus jouée en France… J’ai rejoint le Syndicat français des compositrices et compositeurs de musique contemporaine pour défendre la création qui ne représente que 20 % de l’activité globale du secteur musical en France. Je veux dénoncer cette distorsion. » Ce qui signifie que la majorité des ressources, des programmations et des financements sont aujourd’hui consacrés à la diffusion d’œuvres existantes — essentiellement du répertoire classique, des musiques actuelles commerciales ou de la variété patrimoniale.
Les œuvres du Jurassien n’en rayonnent pas moins. Sa musique est régulièrement jouée par des ensembles français (Court-circuit, Zellig, Spirito, Alkymia) et internationaux (KLM Berlin, Divertimento) qui puisent dans son catalogue riche de plus de trente œuvres, qu’il s’agisse de À l’os, une suite de miniatures pour trio (piano, harpe, vibraphone), créée en 2023 avec l’Ensemble Court-Circuit, ou de Pour qu’enfin l’Avenir commence, sextuor inauguré lors du festival Ensemble(s) – pour ne citer que quelques exemples. En 2022, sa partition Zug um Zug pour ensemble de saxophones a été interprétée par les étudiants de l’Université de musique de Würzburg, en Allemagne.

Bertrand Plé (FRA) – Numéro 39
Bertrand Plé joue aujourd’hui dans plusieurs groupes de musiques actuelles, fréquente le CNSMD de Lyon pour des interventions pédagogiques, mais aussi l’École de musique intercommunale Haut-Jura Arcade de Morez et le Conservatoire à rayonnement départemental de Dole sur des projets ponctuels. Il donne également des cours de composition et d’arrangement à l’École de musique moderne et amplifiée (EMMA) située à Lons-le-Saunier au sein du complexe culturel Le Bœuf sur le toit. « Je suis à l’aise avec tout ça, en paix avec mon parcours. Parfois je me dis que c’est du gâchis et, en même temps, c’est beau d’enseigner. » Et puis Bertrand Plé a trouvé un nouvel amour, la Colombie, un pays dans lequel il aime se ressourcer plusieurs mois dans l’année.