Il est des itinéraires de vie étranges. Celui de Mathilde commence dans la ferme familiale de Saint-Maur, petit village perché au-dessus de Lons et se termine une quinzaine d’années plus tard, dans le village de Macornay, plus bas au pied du Revermont. À peine la distance d’une balade à pied. Et pourtant…
Il y a eu Londres, Bruxelles, Paris, Rome, Catane et surtout l’Aquarius, le bateau mythique de SOS Méditerranée… Autant d’escales qui ont jalonné la vie de Mathilde Auvillain, Jurassienne aux rêves de grand journalisme, de voyages et de rencontres.
Elle est là, assise sur le canapé, presque étonnée… On la croirait sage, mais peut-on parler véritablement de sagesse ? Plutôt de sagacité. À 38 ans, elle n’a rien d’une baroudeuse, on ne l’imagine pas sac au pied, toujours partante pour le scoop. Plutôt l’inverse. On perçoit une réserve, une pudeur, une recherche du mot juste. Du parler vrai : « journaliste, c’est un état d’esprit, une façon de regarder les choses, de voir plus loin. En ce sens, je reste journaliste, mais je ne vois pas où je pourrais désormais exercer ma profession pour que je m’épanouisse. J’ai un peu bifurqué. J’ai voulu passer à l’action, je me suis tournée davantage vers la communication pour des ONG. Quand on a fait ce choix, je crois qu’il est difficile de revenir en arrière. Je suis passée de l’autre côté. »
Et pourtant, le journalisme, c’était son rêve. Elle a tout donné pour en faire son métier au plus haut niveau, ou presque. C’est d’ailleurs sur le chemin sinueux des hauts diplômes qu’elle a pris pour la première fois conscience de son ancrage rural : « Mes parents ont repris une ferme laitière à Saint-Maur, on habitait au-dessus de l’école, j’ai grandi au milieu des bottes de foin carrées, des petits veaux. Je n’ai jamais vécu en ville, on était des ruraux, des crotteux et c’était dur à porter quand il a fallu choisir ma vie. Mon père est devenu journaliste à Voix du Jura, je le suivais, je voyais les clavistes, j’étais presque en stage et, en seconde, j’ai voulu en faire mon métier, mais pas pour lui faire plaisir. Je voulais faire les grandes écoles, mais il faut passer des concours et entrer en compétition avec des urbains préparés sociologiquement. Quand j’ai préparé khâgne à Dijon, j’ai compris que ce système très élitiste était réservé à une certaine partie de la population. »
L’Aquarius, un symbole
Laissons de côté les dix années de journalisme pour le bateau orange de SOS Méditerranée, symbole de l’aide aux migrants. La rencontre a lieu à l’automne 2016. C’est un choc alors que Mathilde Auvillain a décidé de se poser quelque temps en Sicile après de sinueuses pérégrinations médiatiques. À ce moment-là, dans sa tête, est-elle encore journaliste ? Sans doute pas. En pleine réflexion, elle vient de coécrire un premier livre, Visages de la crise, une série de portraits d’Européens du Sud, « pauvres et fainéants. » Elle a vécu Lampédusa, le déshonneur de l’Union européenne qui abandonne les migrants à leur sort. Elle ne veut plus regarder, elle veut agir : « J’ai décroché un CDD de chargée de communication. Mon rôle était de faire en sorte que tout ce qui se passait à bord et avec l’Aquarius soit dit à l’extérieur. Plus qu’un job, c’était un engagement où je pouvais mettre au service de ces gens tout ce que je savais faire après dix ans d’expérience à Rome et dans les médias internationaux. »
La première mission dure six mois. Des centaines de vies sauvées, mais des morts aussi. Beaucoup de morts. Une aventure humaine qu’elle fera connaître au monde entier. Après cet épisode, alors qu’elle s’apprête à rentrer en France, l’association lui propose un emploi en CDI. Évidemment, elle accepte : « C’était artisanal, une équipe de cinq ou six personnes liées par des valeurs très simples, mais l’Aquarius avait atteint un tel degré de visibilité qu’on a commencé à être instrumentalisés. J’ai pu voir le cynisme de la politique, des médias, des ONG et du public. En juin 2018, Matteo Salvini, alors Premier ministre italien, a fermé les ports, l’Aquarius a été détourné sur Valence par des bateaux militaires. J’étais à saturation, j’habitais la Sicile et j’ai pu voir monter la bête noire du racisme, de la xénophobie, de l’extrême droite. »
Être là où ça se passe
2018, année très forte. À Agrigente, Mathilde Auvillain donne naissance à la petite Nuhr. Avec son mari Hassan, elle revient alors dans le Jura : « Ma famille, c’est ici. C’est stable, j’y ai mes racines. » Mais quelques mois plus tard, Médecins Sans Frontières la contacte pour une mission de six mois à Tunis pour gérer la communication de la mission humanitaire auprès des migrants enfermés dans les centres de détention en Libye.
Démission de SOS Méditerranée et départ avec un bébé de six mois. La jeune mère y reste presque un an : « Ce n’était pas aussi simple que je le pensais, je n’ai pas pu aller en Libye et quand j’ai été sur le point d’obtenir un visa, il y a eu la pandémie. Je suis restée confinée à Tunis, Hassan était à Marseille. On a pu rentrer en France en juin 2020 et on s’est posés dans une petite maison à Macornay. »
Et avant ? Retour sur une belle expérience journalistique. Mathilde Auvillain a échoué aux concours de Sciences Po, mais son rêve est intact : devenir correspondante pour France Info à Bruxelles. Elle a vingt ans et part pour la faculté de Lyon, elle en sort avec une maîtrise de sciences politiques. Son stage, elle le fait à RCF (Radios Chrétiennes en France) sur la colline de Fourvières. Premier job en contact permanent avec Radio Vatican, la « maison mère ». Son niveau d’anglais est insuffisant ? Elle va passer neuf mois à Essex, « un campus des années 1960, loin de Londres, au fond de nulle part ». Ensuite, petit bond à Bruxelles pour un DESS de journaliste européen avec un stage qui l’amène six mois à Paris : « J’avais un copain là-bas, mais je n’ai jamais beaucoup aimé cette ville, j’avais pris goût à l’étranger… »
Après, tout va très vite. Un poste se libère à Radio Vatican. La Jurassienne connaît la rédactrice en chef, elle postule et décroche la place avec un coup de pouce d’un évêque, ami de la famille. À Rome, à partir de juillet 2006, sa vie se transforme. Partie avec deux valises pour un CDD de deux ans, elle va en passer six : « J’étais dans la rédaction française, c’était une pépinière de jeunes journalistes et on était assez libres. J’ai appris le respect de la religion des autres et, en même temps, j’ai découvert l’institution qu’est l’Église catholique romaine avec tout ce que cela comporte de politique. » Mais l’actualité la rattrape, le séisme dans les Abruzzes en 2008 l’amène à travailler en free-lance pour les médias français à la recherche de correspondants : Radio France, RFI, BFM… En plus de son job au Vatican.
Et puis, en 2010, sa maman décède à la suite d’une longue maladie : « Quelque chose a changé, je me suis demandé ce que je faisais là, c’était comme une invitation à vivre ma vie. J’avais fait le tour du monde poussiéreux du Vatican, j’ai démissionné en 2012 alors que je venais de signer mon premier CDI et j’ai pris le pari de vivre en free-lance ! » Initiative judicieuse. Six mois plus tard, en 2013, Benoît XVI démissionne, Mathilde multiplie les directs pour BFM et Radio France, c’est aussi la condamnation de Berlusconi et les naufrages des migrants à Lampedusa et, là, c’est le choc : « Voir tous les politiques dire : plus jamais ça et ne rien faire. C’était trop ! »
Crise ? Remise en question ? Saturation ? En tout cas, la Franc-Comtoise veut faire une pause. Retour en France et CDD à l’AFP pour gérer les réseaux sociaux. Mais l’actualité la rattrape encore une fois. Le 13 novembre 2015, elle prend en pleine tête les attentats à Paris : « En Italie, j’avais couvert des manifestations qui tournaient mal, le naufrage du Concordia, des tremblements de terre, mais là, c’était des scènes de guerre et on me demandait d’aller au bureau ! Je me suis demandé si je n’arrivais pas à la limite de ce que je pouvais endurer et donner pour ce métier. »
Attentats et bateau orange
Retour en Italie et ultime CDD pour l’AFP. Elle décide de se poser en Sicile pour souffler, mais à Catane, la coque orange de l’Aquarius lui fait signe….
Elsa, son amie d’enfance, journaliste elle aussi, a toujours admiré son courage : « C’est une fille tout à l’écoute, très engagée et très curieuse des gens. Elle n’a jamais eu peur de prendre des risques et elle a tout quitté pour l’Aquarius, ce n’est pas courant dans notre métier », confie-t-elle.
Mais aujourd’hui, dans son canapé, Mathilde Auvillain est songeuse, elle vient de terminer une mission pour MSF sur le projet « recherche et sauvetage de migrants en Méditerranée » assurée en télétravail depuis son bureau à Macornay.
Une occasion de faire le point : « J’ai eu un enfant, c’est un retour à la réalité. Ce que j’ai vécu sur l’Aquarius m’a beaucoup touché, ma vie était tellement intense qu’elle m’a échappé. Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas sauver le monde, il est possible de sacrifier beaucoup de choses, mais à un moment on est submergé. Ce n’est pas à moi de me sentir responsable de la vie de ces gens, ce serait plutôt aux états de le faire. »
Aujourd’hui elle a décidé de poursuivre le combat depuis Lons-le-Saunier. Elle a intégré le groupe « Demain », une entreprise solidaire dont elle assure la communication : « C’est une aventure nouvelle en cohérence avec ce que j’ai fait avant, je suis en phase avec mes valeurs. » Pourtant, quelque chose au fond de son regard reste lointain : « Je suis inquiète, j’ai vu ce qui pousse les gens à migrer. Bientôt, les effets du réchauffement vont obliger des millions de gens à se déplacer. L’indifférence des États et des dirigeants par rapport à ces problèmes est très inquiétante. On a perdu beaucoup d’humanité. »