[Portrait publié dans le Numéro 39 n°9 en juin 2024]
En moins de cinq ans, les carrés de soie, lavallines et autres gavroches signés Petitjean Paris ont intégré le milieu très fermé de la haute mode parisienne. Ce n’est pas un hasard. La petite fille de Clairvaux-les-Lacs a su mêler une formation commerciale béton à une créativité alimentée par l’imaginaire de son enfance. L’audace a fait le reste.
Ne vous y fiez pas, derrière la douceur du regard bleu et l’énigmatique sourire se dissimule une redoutable entrepreneuse. Léa Petitjean reste une énigme, fragile et déterminée, artiste et audacieuse, le tout enveloppé dans un nuage de charme et de chic. Il semblerait tentant de résumer le personnage à une pure créatrice, tant le graphisme de ses carrés de soie ou ses bracelets est poétique, tout droit surgi de la palette d’un Raoul Dufy, dont elle confesse l’irrésistible attrait. Pourtant, le cheminement de cette femme de trente-quatre ans est semé de doutes, d’erreurs aussi, contrebalancés par une farouche volonté de liberté et d’indépendance. C’est même, si on y regarde de près, cette foi en ses capacités et dans son travail qui l’ont amenée à intégrer la nouvelle génération d’entrepreneurs de la mode.
DES HISTOIRES DE SOIE
« Chacune de mes créations raconte une histoire, je les appelle des contes de soie. Elles sont inspirées de mes souvenirs de petite fille courant dans les champs, humant les odeurs de confiture. » Un processus créatif basé sur des ambiances, mais pas que… Avant de dessiner, Léa Petitjean écrit une petite nouvelle de quelques lignes qui donne le ton, singularité sans doute issue de ses années de khâgne, à Montpellier (34) : « Pour le Soleil de Nuit, sorti l’an dernier, je voulais raconter la Provence, mais différemment. J’ai écrit une histoire à cheval sur les dieux antiques de la Méditerranée et la lumière de cette région. Sont apparus des soleils qui dansent dans l’hiver provençal. » En réalité, ses œuvres résultent là encore d’un savant mélange entre ses aspirations graphiques personnelles et les tendances de la mode, entre le plaisir et la nécessité. Un carré de soie est un complément à une tenue, le détail qui doit faire la différence, un accessoire d’élégance, un incessant travail sur une ligne de crête : « En général, sur une nouvelle collection, je crée deux motifs où je me fais plaisir et deux autres plus conventionnels avec des couleurs plus classiques, je m’écoute avant tout et je complète par les couleurs. Au départ, sur l’aspect design je n’avais pas vraiment confiance en moi, je suis restée sur des choix sécurisants, avec beaucoup d’à-plats de couleurs. Maintenant je m’autorise à aller vers ce que j’aime dessiner. En fait, vers ma patte qui devient de plus en plus la marque de la maison Petitjean. »
L’EMPREINTE JURASSIENNE
Justement, parlons un peu de cette maison imaginée en 2016 et créée en février 2018, au retour d’un séjour d’un an à New York (États-Unis). Dans ses valises, Léa porte les dessins de sa collection Les Jurassiennes, qui donnent un aperçu de son mode créatif. Elle sort d’une représentation de Casse Noisettes dans la ville qui ne dort jamais. Il neige, elle est seule. Rentrée chez elle, elle transpose le ballet-féerie dans le Jura : « Pour moi, le Jura, c’est la forêt et quelque chose de sauvage. Je voulais traduire l’ambiance des arbres, mais aussi la faune. J’ai dessiné un ballet de renards. » Résultat : un contraste saisissant entre les couleurs bleu roi et vermillon. Une ambiance qui lui ressemble. Depuis, d’autres créations sont venues compléter ses collections inspirées de Paris, de Provence, de Giverny…
Léa a deux ans lorsque ses parents quittent Clairvaux-les-Lacs pour un petit village du côté de Saint-Rémy de Provence (13). À cet âge-là, l’enfance n’imprime pas les souvenirs. Pourtant, la petite fille emmène des sensations qui ne demanderont qu’à remonter à la surface. Comment est-ce possible ? Pourquoi le Jura imprègne-t-il autant tous ceux qui l’ont connu ? C’est une question dont les réponses naviguent du côté des racines, de l’appartenance. Son père géologue déménage pour son travail, la petite Léa grandit dans les Alpilles, sous la lumière saturée de couleurs. Mais la famille paternelle est jurassienne depuis le milieu du XVIIIe siècle et possède un bout de forêt, pas loin de Bonlieu. Chaque fois qu’elle est en vacances, c’est le retour aux sources, au Frasnois, aux cascades du Hérisson… : « Le Jura, ce sont des souvenirs avant tout affectifs, mes parents m’ont communiqué leur amour de cette région, ses odeurs, ses couleurs, son ambiance. J’ai grandi avec un idéal jurassien… »
Un idéal qui façonne son côté artistique. À dix-huit ans, Léa Petitjean file à Montpellier pour une prépa littéraire (khâgne), passe une majeure en littérature anglaise et… hésite : « Je me destinais à Sciences Po pour être journaliste ou travailler dans la culture, mais ni l’un ni l’autre ne me plaisait vraiment. J’avais besoin de créer. » Camille, son amie de prépa se souvient de la fille rêveuse, un peu étrange, décalée : « Elle s’est toujours intéressée à des choses qui me semblaient bizarres, l’histoire des langues par exemple. Un jour, elle a décidé d’apprendre le finnois. Elle avait besoin d’être dans son univers, mais, en même temps, c’est quelqu’un de très sociable, de généreux. Le milieu qu’elle a choisi est risqué, elle n’a bénéficié d’aucun réseau et c’est ce qui est beau chez elle, elle veut laisser quelque chose derrière elle. »
C’est peut-être à ce moment qu’émerge son sens pratique. Elle réfléchit et, tiens donc, choisit de faire une école de commerce à Paris, mais pas n’importe laquelle. Elle opte pour l’ESSEC, l’une des plus cotées de la capitale. Un choix douloureux. En 2010, son concours d’entrée en poche, elle se frotte au milieu de l’élite parisienne, aristocrate et bourgeoise : « C’est un monde avec des codes bien précis, il faut rentrer dans le moule. De plus, j’étais une littéraire et j’avais le double accent franc-comtois et provençal. On peut appeler ça une expérience d’adaptation intense. » Mais les écoles de commerce ouvrent beaucoup de portes et le luxe l’intéresse. C’est l’époque où les musées recrutent davantage de gens issus du commerce que des arts : « Je me suis dit que je pourrais m’orienter vers le luxe qui recherchait des gens capables de créer des storytellings. » Banco ! Elle intègre la filière LVMH de l’ESSEC en 2012.
C’est le temps de l’alternance, deux ans chez Van Cleef & Arpels, l’une des plus prestigieuses maisons de joaillerie. L’expérience lui permet de rembourser l’emprunt contracté pour payer ses études, elle est chargée de développement unitaire pour des bagues demandant entre deux et quatre mois de travail chacune. Léa Petitjean découvre les savoir-faire des métiers d’art, mais quelque chose ne colle pas : « J’étais frustrée par le fait de travailler dans un grand groupe. Ce milieu est très segmenté, chacun a un champ d’action limité. J’étais à la prod, mais j’aurais également voulu toucher à la communication, au marketing, aux relations clients. Je passais les trois quarts de mon temps sur des tableaux Excel ! »
Victoire, son amie de l’ESSEC, n’a pas été surprise de cet attrait, pourtant pas commun pour qui fréquente cette institution : « C’est une artiste dans l’âme. Déjà à l’école, elle cherchait un support pour exprimer sa créativité. C’est un peu son grain de folie. Léa est toujours là où on ne l’attend pas et, comme elle est très brillante, elle a la capacité à avoir un univers imaginaire et à le développer dans la réalité. »
Léa comprend alors que faire ne suffit pas. Il faut une approche financière. Le milieu de la création évolue, sans retour possible en arrière. Au bout de deux ans, l’heure du choix arrive. Ou elle intègre une grande maison, ou elle rejoint un petit atelier familial qui souhaite se développer. Elle hésite et c’est à ce moment qu’un autre déclic se produit sur les conseils de son mentor (la personne qui la suit pendant son cursus) qui lui suggère de créer sa propre entreprise : « J’avais vingt-quatre ans, aucune expérience. J’ai cru à une blague, mais j’ai réfléchi. Après tout, pourquoi pas, mais avant, j’ai voulu me faire la main. »
CHANCE OU SAVOIR-FAIRE ?
Il lui reste des crédits cours à l’ESSEC, elle part pour un stage aux USA dans une start-up d’e-commerce de produits gourmets. Pendant un an, elle manage cinq personnes : « On travaillait à l’américaine : on ne sait pas faire, mais on fait. Pour moi, ça a été le moment de bascule. J’ai réfléchi à un projet de lancement d’un produit… » Mais quel produit ? Aussi incroyable que cela puisse paraître, elle fait une liste. Il faut trouver un article qui réponde à quatre critères : qu’elle puisse créer seule ; qui ne coûte pas trop cher à développer ; qui soit connu à l’international ; qui porte la marque France et soit haut de gamme. Elle choisit le carré de soie, parce que les grandes maisons (Hermès, Chanel…) proposent des collections peu renouvelées et à des tarifs très élevés. Elle fait ses premières esquisses (la collection Les Jurassiennes) et rentre en France…
Ensuite, c’est la rencontre avec des ateliers de soyeux lyonnais et italiens, partenaires de grandes maisons de luxe, un moment clef : « C’est mon profil école de commerce qui a séduit. J’ai eu la chance qu’ils fassent confiance à une jeune créatrice. » Léa lance quelques articles et après quatre mois de campagne de financement participatif pour récolter des fonds, Petitjean Paris naît avec quatre pièces et un lancement sur les réseaux sociaux.
On pourrait entrer dans le détail, évoquer le pari des chemisiers qui, finalement, n’a pas été concluant ou celui des salons pour lesquels la petite société n’est pas adaptée, mais l’essentiel reste la décision de Léa Petitjean de basculer, en 2018, sur l’e-shop. Le temps de peindre de nouveaux modèles, d’étoffer la gamme, de multiplier les formats, de développer le trafic en ligne… Finalement, tout démarre vraiment fin 2018 : « Jusqu’en 2021, j’ai tout fait toute seule, le chiffre d’affaires a été multiplié chaque année par deux. Le confinement m’a bien aidée. »
Nouvel épisode douloureux avec une levée de fonds en 2023. L’environnement international s’assombrit, les investisseurs sont prudents, les fonds mettent du temps à entrer et, pendant ce temps, la jeune femme ne crée pas. Malgré ce moment difficile, 2023 a propulsé Petitjean Paris dans la sphère des grands noms de la mode : boutique éphémère à Noël à deux pas de la célèbre rue du Faubourg Saint Honoré, une autre en mai 2024 dans le Ie arrondissement et une troisième prévue en fin d’année. Sans oublier l’embauche d’une nouvelle personne dans l’équipe et la sortie, à l’automne, d’étoles en laine et soie imprimée avant, qui sait ?, d’autres projets sur des matières différentes : « Je vais pouvoir dégager du temps pour créer. Chaque année, il faut préparer deux collections, c’est très lourd et comme je suis très introvertie de nature, je ne sais pas me vendre. Il faut que je me vende à travers mes produits. »