[Portrait publié dans le Numéro 39 n°8 en juin 2023]
Tout à la fois couturière et sculpteuse textile, créatrice d’un robot-tisseur unique en son genre, Jeanne Vicerial n’en finit pas de surprendre. Ses œuvres ont d’ailleurs convaincu la célèbre galerie Daniel Templon de lui ouvrir ses portes parisiennes cet hiver pour une exposition « habitée ».
Jeanne Vicerial n’a pas son pareil pour désorienter son monde. Vous l’attendez dans son domaine de prédilection, la couture, et vous la découvrez sculpteuse. Vous la croyez hantée par les mystères de la mythologie, et vous rencontrez une technicienne. Vous l’imaginez féministe, elle se veut simplement femme… Non, vraiment cette fille, dont les arrières grands-parents habitaient Mesnay, près d’Arbois, est inclassable !
UN ITINERAIRE COUSU… DE FIL NOIR
Longue brune ténébreuse, toute vêtue de noir, cette jeune femme est un personnage aussi énigmatique que ses sculptures textiles. Petite exégèse, néanmoins pour tenter de comprendre une alchimie complexe : bac STIAA (sciences et techniques de l’ingénierie et arts appliqués) à Besançon en 2009 ; DMA (diplôme des métiers d’art) à Paris, en 2011, pour être costumière : « On y apprend les techniques du sur-mesure et de la haute couture, la corseterie et la psychologie du personnage, c’est-à-dire comment celui-ci rentre dans son costume… » Master en design vêtement aux Arts Déco en 2015, qui l’amène à un constat majeur : le prêt-à-porter a posé des problèmes dans l’histoire du vêtement : « Ce sont des corps standardisés, on travaille sur trois tailles : S, M, L. Il n’existe plus de relation avec les individus. »
Ensuite, elle séjourne un an à Londres (Grande-Bretagne) pour un diplôme en maroquinerie et découvre une approche de la peau, des muscles : « J’ai fait du sur-mesure en répétant toujours le même geste et je me suis dit que si je développais une machine, je pourrais gagner beaucoup de temps et réhabiliter ce savoir-faire. » Retour à Paris. Jeanne Vicerial décide de se lancer, elle crée la Clinique Vestimentaire, deux laboratoires, un sur le textile et un sur la restauration de vieux vêtements. « Je me suis positionnée comme une chirurgienne du vêtement, qui utilise le point de suture au lieu du point de couture, une façon de rappeler que l’industrie textile est la deuxième plus polluante au monde… », raconte-t-elle. L’air de rien, elle est déjà sur son chemin de vie.
Elle enchaîne avec un doctorat SACRe (Sciences, Art, Création, Recherche) en quatre ans, qu’elle soutient en 2019 : « Je voulais continuer mes recherches, j’ai eu une bourse, la première attribuée en France à la mode par la pratique ». En 2017, elle met au point, en collaboration avec le département mécatronique des mines de Paris, un robot permettant de créer des vêtements sur mesure et sans chute. L’engin est breveté. Il en est à sa troisième version et réalise en sept minutes ce qu’un couturier ou une couturière exécute en sept heures.
REECRIRE LA FEMINITE
Pendant un an et demi, sa thèse l’empêche de créer : « C’était très difficile et rigoureux. Puis, on m’a parlé d’une résidence d’artiste à la villa Médicis, à Rome. Je ne l’ai dit à personne, mais j’ai eu des entretiens et j’ai été acceptée. » Arrivée fin 2019 dans la Ville Lumière pour travailler sur l’analogie entre la sculpture et la couture, Jeanne Vicerial veut s’inspirer des statues sur place, mais les muscles sont trop affirmés, les œuvres trop masculines. Elle décide dès lors de prendre pour modèle une représentation de Cléopâtre et, là, c’est la révélation : « Je me suis dit : pourquoi ne pas sculpter avec des fils ? J’ai fait une armure sur la statue et le corps est devenu une sculpture ! »
En mars 2020 arrivent la Covid-19 et le confinement. Jeanne Vicerial est bloquée à l’Académie de France à Rome où les matériaux n’arrivent plus. Elle troque alors ses fils contre la flore locale et prend son propre corps comme support : « Les jardiniers me gardaient des fleurs pour que je puisse travailler. J’ai fait une sculpture par jour. Le soir, Leslie Moquin la photographiait. » Quarante œuvres au total et deux cent cinquante photos, dont une quarantaine vient d’être présentée, en juin, aux Rencontres photographiques d’Arles. Ces fleurs vont prendre une importance particulière pour la suite de son travail : « J’en ai fait des costumes, mais pas seulement. Là-bas, j’ai travaillé sur les Venerina*, des femmes à la fois sensuelles et éventrées. J’ai proposé une réécriture de l’histoire de la féminité. »
Quelque chose a bel et bien basculé dans la ville aux sept collines. Sur la forme, les fleurs ont apporté de la couleur dans un univers jusqu’alors dominé par le noir ébène des fils (Jeanne perçoit mal les couleurs, elle préfère le monochrome) et sa palette s’est élargie : noir, mais aussi blanc et rose. Sur le fond, surtout, ses sculptures (mais faut-il les appeler ainsi ?) font référence à la mythologie, elles questionnent sur le corps féminin, mais aussi sur la mort, sur le temps : « Tout ce qu’on ne veut pas voir. À partir de vingt-sept ans, presque plus aucune femme n’est représentée dans la mode et l’appareil génital féminin dans sa globalité est arrivé dans les manuels de SVT seulement en 2017. Moi je propose des armors, qui ne sont pas des guerrières, mais des gardiennes, et des sex-votos, personnages aux vulves de fleurs, objets de culte à la fois sacralisés et maltraités. Mes sculptures vont vers quelque chose qui n’a plus de genre, je ne revendique pas de féminisme », explique la plasticienne. Son amie Marlène, artiste elle aussi, confirme cette approche à la fois intérieure et extérieure : « Jeanne utilise des vécus sur lesquels elle développe son propre univers pour le proposer aux autres. Elle a quelque chose d’obsessionnel dans le bon sens du terme pour grandir son propos et une capacité d’évolution un peu infinie. »
SUR LE CHEMIN DU SUCCES
Son travail hors des sentiers battus a immédiatement attiré les professionnels de l’art. En Italie, elle rencontre les responsables de la galerie Daniel Templon, qui lui proposent de débuter par une exposition à Bruxelles, avant celle de Paris cet hiver. Auparavant, elle a montré ses premières œuvres à Pantin, aux Magasins Généraux, un centre de création créé par l’agence de publicité BETC, et elle enchaîne avec Sète et Clermont-Ferrand. Depuis un an, elle travaille aussi à la basilique de Saint-Denis, où reposent les rois et les reines de France : « J’ai voulu redonner la parole à ces femmes un peu oubliées de l’Histoire. Mon médium reste le fil. »
Mais Jeanne Vicerial, qui n’en finit pas d’explorer les univers de la création, est aujourd’hui attirée par le son : « Bien sûr, je travaille dans une démarche de sculptures, mais je me demande bien quel peut être leur son. J’aimerais faire une pièce où l’œuvre est à la fois le costume et le décor. Ce qui se dessine dans mon travail actuel, c’est tout le côté dramaturgique autour des sculptures : la scénographie, la chorégraphie. J’aimerais créer une sorte de performance. »
Reste maintenant à définir ce personnage en perpétuel mouvement. Les classifications la gênent. Artiste textile ? « Ça ne me va pas parce que je n’ai aucune formation textile. » Artiste tout court ? Peut-être : « Avec mes fils, c’est comme si j’avais une palette de stylos, de l’épaisseur d’un cheveu à cinq millimètres. » Chercheuse ? Pourquoi pas : « Chaque œuvre représente de deux cents à mille deux cents heures de travail en fonction du format, mais le robot continue de travailler quand je ne travaille plus ! En fait, je ne me pose pas de question sur ce que je dois faire, mon sujet reste le corps et le vêtement. Si c’est de l’art, de la sculpture… C’est bien. Si c’est de la recherche, c’est bien aussi. Chacun peut emporter mon travail dans son monde. » Charlotte, sa coordinatrice studio, complète l’image : « Elle est à la fois sculptrice, artiste plasticienne, couturière, et c’est en mélangeant ces trois domaines en fonction des projets qu’elle a créé sa propre discipline. Elle peut s’inspirer de tout, c’est une éponge émotionnelle. »
HOMMAGE AU CIRQUE PLUME
Comment toute cette aventure a-t-elle débuté ? Jeanne Vicerial est née à l’Isle-sur-la-Sorgue (Vaucluse). Ses parents vivaient alors la moitié du temps dans le Luberon et l’autre moitié dans le Jura suisse. Au moment du retour en Franche-Comté, elle avait deux ans. Elle a grandi à Pontarlier (Doubs), avant de monter, à peine majeure, à Paris. Sa vocation, elle la doit au Jura et plus exactement à Salins-les-Bains, où résidait le Cirque Plume, aujourd’hui disparu. : « Ce sont eux qui m’ont donné la passion des costumes, l’envie d’habiller. Mes parents m’emmenaient souvent les voir, j’ai été marquée. »
Marquée par la magie d’un monde de féerie et de chimères, un univers coloré, comme les rêves de gosse. Marquée aussi par le lieu : les montagnes, le mystère de l’eau, la profondeur ténébreuse des forêts. Une part de Jeanne Vicerial réside encore dans le verger de Mesnay que conserve la famille : « J’y vais souvent, j’ai besoin de me retrouver dans ces lieux. Mes arrières-grands-parents vivaient là, je m’y sens bien et, si je dois quitter Paris, c’est là que je reviendrai. J’ai déjà pensé à créer quelque chose là-bas. »
Ce lien affectif n’est pas si incongru qu’il n’y paraît, la jeune femme a toujours été curieuse de ce que faisaient les anciens. Un œil sur le passé, un autre sur l’avenir : « La génération qui arrive invente mille vêtements, elle s’interroge. Pour moi, il est primordial de transmettre parce que le temps passe vite, beaucoup de choses changent dans le rapport au corps. Je travaille avec des étudiants, je veux rester en contact avec eux… pour ne pas perdre le fil. »
* Venerina de Clemente Susini (1754-1814), statue anatomique, en cire d’abeille, réalisée à la fin du XVIIIe siècle et conservée au Musée d’anatomie et obstétrique Palazzo Poggi à Bologne (Italie).