[Portrait publié dans le Numéro 39 n°7 en juin 2022]
Pendant cinquante ans, elle a mené de front son travail d’écrivaine et de peintre. Vingt-six romans, le prix Goncourt de la biographie, des titres et des honneurs à n’en plus finir. Au printemps dernier, à 91 ans, Jeanne Champion s’est éteinte dans sa petite chambre d’une maison de retraite parisienne. Numéro 39 a eu la chance de la rencontrer avant son grand départ.
Chère Madame, chère Jeanne,
Permettez que je m’adresse à vous. Je sais, le procédé est singulier, mais la grande Dame que vous êtes me le pardonnera. Jeanne Champion, ce nom, vous l’avez imposé dans le Paris littéraire des années soixante-dix, d’abord aux Éditions Julliard, ensuite chez Calmann-Lévy, Grasset, Fayard. Que des noms prestigieux ! Pourtant, rien, absolument rien ne vous prédestinait à cette fulgurante carrière. Au contraire, les vingt premières années de votre vie n’ont été que violence, souffrance, angoisse. Vous vous êtes construite seule, en autodidacte. Mais Dieu que ce fut pénible…
« J’étais une enfant très timide, on essayait de m’apprivoiser, mais on avait du mal. Une petite paysanne un peu folle avec plein d’histoires dans la tête. La vie des paysans n’était pas facile, on vivait des choses très rudes. » Jeanine Voisin – c’est votre nom de baptême, mais on vous surnommait Nanie – est une enfant non voulue, née à Gevingey d’un moment d’égarement. Votre mère, la superbe France, tente d’avorter, mais vous vous accrochez. Je ne trahis aucun secret, vous révélez toutes ces choses dans vos mémoires Autoportrait d’une charogne. La Charogne, c’est votre surnom au village. Loin de vous en offusquer, vous l’adoptez.
À son retour de Besançon où il était soldat, votre père Roger Voisin épouse votre mère, il est nommé motard à Paris où vit le couple rue du Temple. Vous, vous restez à Gevingey pendant cinq ans et, quand vous les rejoignez, tout bascule. Dans le petit appartement du sixième étage, c’est la bagarre perpétuelle. Père violent, alcoolique qui apparaît et disparaît. Mère qui se refuse à son époux : « La vie à Paris était très dure, mais différente de Gevingey. Ma mère était couturière, elle aimait les beaux vêtements. J’étais proche d’elle, alors que je n’ai jamais eu de rapports avec mon père que je n’ai compris que bien plus tard. Sa vie a été gâchée, il avait aussi un côté joyeux, il aimait la fête. Il a aidé des Juifs pendant la guerre. Mais dans cette famille, chacun avait sa forme de violence et ne voulait pas accepter celle de l’autre. »
Mais revenons à Gevingey, ce sont vos tantes qui prennent soin de vous, surtout Mao, et aussi votre grand-mère Hortense, lettrée bien que paysanne, qui vous fait lire Bossuet, Châteaubriand et La Bruyère. Pendant toute votre enfance, vous faites les allers-retours entre Paris et le petit village proche de Lons-le-Saunier, où votre mère veut retourner dès qu’elle le peut. Du coup, vous vivez décalée : six mois d’un côté, six mois de l’autre. Vous reprenez l’école à Paris, en novembre. On se moque de la petite paysanne. Aujourd’hui, votre fille Marie dit de vous : « On l’appelait la charogne et elle était devenue cette charogne, maltraitée, malmenée qui avait le verbe haut et l’attitude arrogante. »
LA VIE PARISIENNE
Une petite sœur va néanmoins naître de ce couple déchiré, Lilou, qui restera beaucoup plus proche de votre père. Quant à votre mère, elle garde de son histoire, avec cet homme, des angoisses d’abandon. Angoisses dont vous avez hérité. Après des années de cauchemar, vos parents divorcent, votre père se remet en ménage avec une tenancière de café, vous avez grandi et vous vivez désormais à Paris. Premier emploi vers l’âge de seize ans, puis d’autres dont un dans une usine de caoutchouc. Vous fabriquez des préservatifs que, paraît-il, vous endommagez volontairement.
Vous êtes devenue belle, mais inconsciente de votre charme. Enchaînement de petits boulots mal payés jusqu’au moment où vous devenez secrétaire-dactylo. C’est aussi l’époque où vous rencontrez Jean Champion dans un bal à la cité universitaire. Il dit de vous que vous étiez la meilleure danseuse de toute la cité ; vous n’avez pas vingt ans.
Votre futur mari, originaire d’une famille installée à Morteau, n’a pas un sou, mais il se fera vite une place au soleil : études de droit, Sciences Po… Il postule chez Van Cleef & Arpels, dont il va devenir l’homme de loi, et faire fortune. Mais au moment où vous vous mariez, dans les années cinquante, vous gagnez mieux votre vie que lui.
Vous allez dans le sud de la Grande-Bretagne pour parfaire votre anglais et vous suivez des cours de dessin à l’Académie de la Grande Chaumière, dans le quartier Montparnasse, à Paris. C’est la douce vie de bohème. Votre mari aime l’art africain, vous le jazz et la psychanalyse. Vous êtes heureuse et vous arrêtez de travailler pour vous consacrer à la peinture dans votre atelier du XVe arrondissement. Quand votre fille unique, Marie, naît en 1961, vous avez déjà déménagé dans le Ve et votre atelier rue Saint-Severin du quartier latin attire déjà créateurs et intellectuels. Pourquoi ? Mystère. Votre peinture n’en est qu’à ses balbutiements et vous n’avez encore rien écrit, mais vous êtes l’amie du peintre, graveur, illustrateur et collagiste Max Papart entre autres. Peut-être devine-t-on chez vous quelque chose en devenir ? Ne dites-vous pas : « Je travaillais comme une brute, je ne pouvais pas rester sans rien faire. Je peignais avec passion. Ce qui m’intéressait, c’était le non-vu, le non-connu, j’allais chercher le mystère. C’était des toiles en mouvement, déchirées ; je prenais les choses très au sérieux. »
LA NOTORIETE
Vous êtes créatrice, mais pas maternelle. Les relations avec un bébé sont difficiles. Jusqu’à ses un an, votre fille est élevée par une nounou. Ensuite, elle doit s’adapter à votre vie : « Ma mère était complètement extravagante, très hippie, elle fixait les règles. Mes parents étaient très originaux, riches. C’était une famille chaleureuse, très stimulante. »
Vous vous mettez à écrire tout d’un coup Le Cri, votre premier roman, qui paraît en 1967 chez Julliard. Vous n’arrêterez qu’en 2018. Les journées sont encore pleines du bruit de votre machine à écrire, mais l’enfantement est long, douloureux. Vous recherchez la perfection du mot, le rythme de la phrase. Vous devez avoir recours aux pilules pour trouver le sommeil.
Les années soixante-dix sont de belles années de folles créations et de rencontres : Michel Tournier, Alain Bosquet, Claude Kiejman, Régine Deforges… Et puis, soudain, c’est le divorce. Votre mari a une maîtresse, vous êtes submergée. Vous revendez à France Gall et Michel Berger la maison que vous venez d’acquérir dans le château de la Malmaison et revenez à Paris. C’est l’écriture de l’Amour Capital [Calmann-Lévy, 1981], qui vous sauve de la solitude. La peinture aussi, toujours. En 1988, vous vous posez à Montchauvet, petit village des Yvelines. D’abord une maison, puis la grange qui devient votre atelier. Un lieu improbable sur quatre niveaux où vous passez votre temps à peindre et à écrire. Lucia, votre dame de compagnie, veille au grain : « Son écriture était très réfléchie, une vraie torture. Elle écrivait, déchirait, recommençait, mais la peinture l’apaisait. Un jour, elle m’a dit qu’elle avait détruit presque 80 % de ses œuvres. Il fallait que l’inspiration vienne, sinon elle détruisait. » Très peu de gens ont le droit de pénétrer votre sanctuaire ; d’ailleurs vous n’aimez pas montrer votre production. C’est vous qui le dites : « Un tableau n’est jamais fini, la toile est en suspens. Il y a de la peur dans la peinture : peur du peintre, du travail, du regard des autres. Je n’ai jamais eu personne pour me guider, la solitude m’a servie, mais elle était dure à vivre. »
LA FACE CACHEE
Depuis 1988, vous avez repris les allers-retours, sauf que cette fois, c’est entre Paris et Montchauvet où, soit dit en passant, vous fédérez tout le village. Il y a les Kouchner, Séguéla en voisins, mais aussi tous les habitants pour des repas, des apéros. Ah oui, il y a aussi Andréas Illner que vous rencontrez à Cerisy où vous passez vos vacances. Andréas dont vous tombez éperdument amoureuse. Vous êtes brillante, vous recevez les visiteurs, couchée sur votre divan, ce qui vous vaut le surnom de « Madone du sleeping ». Mais si vous séduisez, vous n’en jouez pas. En fait, votre authenticité fait plutôt peur aux hommes. Et votre seul vrai grand amour restera Jean. Vous vivez seule pendant quarante ans. Trop provocatrice, trop agressive, trop colérique. Trop libre.
Les dessins, pastels, gouaches, encres, huiles, collages, montages se succèdent, vous traversez votre époque, avalez les tendances. Ce foisonnement étonne encore par sa modernité. Dans les dernières années de votre création, vous reprenez des toiles vieilles de cinquante ans, vous les recouvrez. La couleur s’empare de votre œuvre, comme une lumière venue de l’intérieur. Comme un halo spirituel. Vous exposez dans quelques galeries, mais la notoriété n’est pas au rendez-vous. Ceux qui vous connaissent savent pourquoi. Jean, votre plus fervent admirateur, résume bien les choses : « Jeanne n’a jamais songé une seule seconde à vivre de sa peinture, alors qu’elle aurait pu vivre de son écriture. » Marie confirme : « Elle exposait, mais ne faisait rien pour que cela dure. Elle avait une position d’échec. On l’appelait Cassandre. » Vous-même le dites : « J’avais une vie très tourmentée intérieurement, car les choses ne se passaient pas comme je l’imaginais. C’est pour cela que ma peinture est originale, parce qu’elle vient de nulle part. »
Vous cessez définitivement de peindre à l’âge de quatre-vingts ans. Votre dernière exposition a lieu en 2013. Plus assez de force, d’énergie, de hargne. L’écriture suit le même chemin, Le prince de la mélancolie [Pierre-Guillaume de Roux Éditions], votre dernier roman paraît en 2011. Bien sûr, vous poursuivez l’écriture jusqu’en 2018, mais pour votre plaisir. Il y a quelques mois, lorsqu’on vous a rencontré, vous regardiez tout cela avec sérénité et vous avez confié : « Je suis en paix avec moi-même et avec les autres. Je ne souffre pas d’être dans l’oubli et c’est ce qui m’étonne le plus. »
Nous, nous ne vous oublions pas.