Il est le dernier producteur français de cochonnets. Depuis Jeurre, ses buts sont expédiés dans le monde entier. Et séduisent les entreprises qui les transforment en objets publicitaires.
Si vous jouez aux boules, pétanque ou lyonnaise, vous devez forcément lancer un cochonnet jurassien ! Mieux, vous avez en mains un cochonnet venu tout droit des tours à bois de la petite entreprise Monneret à Jeurre. Cette tournerie, tout ce qu’il y a de plus traditionnelle, est devenue la référence mondiale du « but », comme on dit dans le jargon bouliste. Une de ces réalités jurassiennes qui entretiennent le mythe du savoir-faire local : des ateliers qui fleurent bon le XIXe siècle avec poussière de bois et copeaux en veux-tu en voilà, mais la tête déjà entièrement tournée vers les Jeux Olympiques de Paris en 2024.
La tournerie n’est pas morte
Image d’Épinal de l’artisanat haut-jurassien, la tournerie sur bois s’est réduite comme peau de chagrin. Au fil des ans, cette activité née il y a quinze siècles a laissé place à des matières plus faciles à façonner et moins chères à produire, dont le plastique n’est que l’emblème. Résultat, en quelques dizaines d’années, le chapelet d’ateliers qui parsemaient les vallées de la Bienne, du Tacon, de la Valouse et du Suran a disparu. Rangé dans les livres ou au fond des mémoires.
Pourtant, Jean-Yves Monneret, patron de la tournerie éponyme, ne vous dira rien de tout cela. Non pas qu’il conteste cette réalité économique et sociale, mais il fait partie de ces gens optimistes de nature qui préfèrent voir le verre à moitié plein : « Le métier s’est épuré, les tourneurs qui restent ne sont plus concurrents. Au contraire, ils s’entraident et parfois travaillent ensemble », s’enthousiasme-t-il. Il est bien placé pour parler de ce renouveau, lui qui est un héritier de la plus pure tradition.
Son père, René, paysan à l’origine, se recycle en tourneur quand arrive l’Union Électrique qui développe le rendement des tours à bois. Il loue sa place dans un groupement d’artisans avant de se lancer à son compte avec sa femme, Suzanne. C’était en 1951 à Grand-Serve, un hameau de Montcusel, près de Moirans-en-Montagne. L’atelier brûle en 1963 — ce qui n’était pas rare à l’époque — mais qu’à Dieu ne plaise, il achète les bâtiments de ce même groupement d’artisans (la SCIAT) où il reste jusqu’en 1969 lorsqu’un second incendie réduit en cendres des années de labeur. Pas abattu, René Monneret déménage et s’installe à Jeurre, où il bâtit ce qui est toujours l’entreprise actuelle.
Au départ, pas un seul cochonnet, la tournerie se spécialise dans les objets courants : bouchons, toupies, bilboquets, bobines de fil, manches de limes, poignées de parapluie… Pas de cochonnets, mais des objets ronds : des boules, des perles, des grains de chapelets… Le savoir-faire est là, déjà. Le premier « but » sera fabriqué en 1956 en buis, la matière première locale.
Fournisseur attitré d’Obut
Drôle d’histoire que ce cochonnet… Ce petit objet insignifiant en lui-même prend son essor quand une toute petite ville des plateaux du Forez, dans la Loire. Saint-Bonnet le-Château décide de relancer la fabrication des boules de pétanque dont elle devient la capitale mondiale, excusez du peu. Mais qui dit boules, dit… cochonnet. Nous sommes à la fin des années Soixante. Au départ, là-bas, deux entreprises se tirent la bourre : Obut et JB. Au milieu des années quatre-vingt, au moment de l’explosion de la pétanque, le premier avale le second : classique.
La tournerie Monneret, elle, fournit alors JB et c’est un autre Jurassien qui alimente Obut. À l’époque, cette production représente 5 à 10 % de la charge de travail. Les choses auraient donc pu mal tourner. Mais appelée par Obut pour un dépannage, la maison Monneret en devient finalement le fournisseur essentiel : « Nous n’avons pas l’exclusivité bien qu’on fournisse Obut à 100 %, nous travaillons aussi pour d’autres fabricants de boules. Nous avons en face de nous des gens de parole qui savent nous écouter. Par exemple, nous les avons alertés sur la pyrale du buis qui n’intéresse pas les pouvoirs publics parce que nous ne sommes pas assez nombreux à vivre du buis. Aujourd’hui nous sommes encerclés, nous sommes les derniers Gaulois… Du coup, même si notre stock représente cinq années de travail auxquelles il faut rajouter deux ou trois autres années de coupes encore à faire dans le Jura, on commence à regarder vers l’étranger pour s’approvisionner : la Bulgarie et la Roumanie parce qu’en France, les Pyrénées — autre producteur de buis — sont sinistrées. »
Reste qu’aujourd’hui, les cochonnets représentent 35 % de l’activité, chiffre auquel il faut ajouter encore 8 % pour la lyonnaise.
En attendant les JO de 2024
L’essor du cochonnet, Jean-Yves Monneret l’explique de plusieurs manières. Les Jeux Olympiques déjà, puisque la pétanque pourrait être présente pour la première fois de son histoire à Paris en 2024. La décision définitive sera annoncée en 2021 et c’est Claude Azema en personne, président de la Confédération mondiale des sports de boules depuis 2015… et Jurassien d’origine, qui mène l’énorme campagne de lobbying aux quatre coins du monde : « Nous avons postulé pour intégrer les JO en tant que sport à part entière. La pétanque est universelle, je la fais connaître à l’international et le fait que les Jeux se déroulent à Paris est une chance supplémentaire. » Et d’ajouter à l’attention de son compatriote : « Mais ce succès, nous le devons aussi à la famille Monneret chez qui tous les fournisseurs viennent passer commande, ils sont incontournables parce que les seuls à faire une telle qualité en si grosse quantité ».
L’autre élément, c’est la télé, depuis qu’elle retransmet toutes les épreuves importantes, la chaîne L’Équipe a démultiplié l’intérêt pour la petite boule, comme elle a été bénéfique pour le biathlon que porte Martin Fourcade. Si l’on ajoute le Mondial de pétanque qui s’est déroulé à Marseille en 2012, on comprend mieux la lame de fond sur laquelle a surfé ce sport qui compte 580 000 licenciés répartis dans près de 80 pays, dont plus de 300 000 en France !
Traduction de cette aura internationale, le développement de l’export : si la France reste sa tête de pont, la tournerie Monneret envoie ses cochonnets aux États-Unis, en Thaïlande, en Russie, au Japon ou encore en Malaisie. Pour Suzanne, la maman, cette accélération de l’histoire est tout bonnement stupéfiante : « Quand on a débuté avec mon mari, tous nos articles se vendaient sur place. La seule exportation que nous avions, ce n’était pas pour la pétanque, mais pour la lyonnaise et on vendait à un seul client italien. C’est un autre monde ! »
La petite boule qui monte
Un monde qui est tout sauf simple. Désormais activité très encadrée, la pétanque est régie par des normes très strictes, donc les cochonnets aussi : 30 millimètres de diamètre (dans les premières années, il pouvait osciller de 27 à 32 millimètres) et 10 grammes au minimum pour un cochonnet en buis (plus lourd qu’un bois classique).
C’est que, justement, si les cochonnets de concours sont obligatoirement en buis, il n’en a pas toujours été ainsi. La réglementation a joué au yoyo : l’article devait être en bois jusqu’en 1980, puis en buis jusqu’en 2000, puis de nouveau en bois, avant de revenir au buis depuis sept ans !
Autre contrainte, la course aux nouveautés : « Les fournisseurs passent commande et il faut aller présenter nos cochonnets. Au départ, ils étaient tous en bois naturel, puis avec des teintes azur. Ensuite, on est passé aux laques et aux fluos. Aujourd’hui, je sous-traite la peinture. Avant, les buts étaient plantés sur des clous et posés sur une planche pour être peints à la main sur place. Maintenant, tout se fait au pistolet. Notre sous-traitant installé à quelques kilomètres utilise des laques hydro sans solvant. C’est le début d’une prise en compte de l’environnement. »
L’innovation n’échappe pas à cette fabrication traditionnelle. Des cochonnets intègrent, par exemple, de la poudre de fer pour qu’un aimant puisse les ramasser. Ils ne sont pas homologués, mais ils sont très appréciés par les personnes âgées.
Pour répondre à la demande, l’entreprise s’adapte donc. Depuis 1980, les vieux tours Monneret fabriqués à Moirans (pas de lien familial) ont été remplacés par des tours automatisés, ce qui permet de produire entre 600 000 et 800 000 pièces par an. Mais tout ça pourrait bien n’être qu’un début…
Et soudain… internet
Une véritable révolution s’est produite dans le monde du cochonnet. C’était en 2010 : « Obut a voulu imposer son logo sur tous les buts et tout le monde s’est mis à faire la même chose. Depuis cinq ans, on personnalise ! » Le leader tricolore a sa propre gamme business : Air France, le LOU, l’OL… Mais d’autres se sont engouffrés dans ce qui est devenu un objet de communication. Imaginez… Petit, rond, design, glamour, ils sont nombreux à avoir été séduits : Générali, Caterpillar, Tour de France, Crédit Agricole. « Depuis 2012, après le Mondial de Marseille, internet a tout changé. Aujourd’hui, je travaille avec des sites internet. Ce sont de petites séries et les cochonnets sont présentés dans des coffrets. Les demandes portent sur les championnats régionaux, nationaux ou internationaux, ou encore sur des événements n’ayant rien à voir avec la pétanque. Certains personnalisent carrément leur cochonnet-souche à la main et font de véritables œuvres d’art ! »
Adaptation, encore et toujours. Aujourd’hui si en pénétrant dans l’atelier, la tradition vous saute au visage avec sa poussière, ses machines, ses piles de bois, en revanche Jean-Yves Monneret travaille aussi dans son bureau à concevoir entre quatre et cinq projets nouveaux chaque jour, des prototypes qui prendront forme en impression numérique ou par laser : « On pourrait ne faire que du cochonnet, mais je ne veux pas mettre tous mes œufs dans le même panier. Je continue les articles ménagers et les pièces détachées pour jouets qui ont constitué notre activité de base, en y ajoutant d’autres choses, par exemple des planches Fanny ou encore des socles pour les boules de neige. Autrefois, on y mettait des souvenirs, maintenant on met un peu tout ce qu’on veut. C’est une vraie folie ! »
Et l’avenir ? Le Jurassien ne croit pas trop à la concurrence : « Il faut un stock important que tout le monde ne peut pas se payer. Notre principal fournisseur est satisfait de ce que nous produisons. Tout va bien, on réembauche des jeunes. »
Ni le fils, ni la fille de Jean-Yves Monneret ne sont intéressés pour prendre le relais. Pour la suite, il faudra imaginer un autre scénario. « Le métier est dur, mais il a changé. Je vais aller jusqu’aux JO de 2024, j’aurai 58 ans et je ne m’interdis pas de repartir sur autre chose, quitte à faire une formation. »
Photo : Numéro 39
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