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Guillaume Buguet, Kraken électrolise le monde

[Portrait publié dans le Numéro 39 n°7 en juin 2022]

Kraken, c’est le nom d’un atelier improbable niché dans l’écurie d’une ferme de Lemuy, à côté d’Andelot. Là, Guillaume Buguet, la petite quarantaine, fabrique, depuis sept ans, des guitares électriques sur mesure complètement folles qui l’ont fait connaître dans le monde entier.

C’est l’histoire du retour aux sources pour un Jurassien égaré à Paris. Mais pas que… Ce grand barbu nonchalant aux lunettes est une énigme. Comment a-t-il pu basculer des bureaux feutrés et rentables du greffe du Tribunal de commerce de Paris à l’atelier bas de plafond d’une vieille ferme pour fabriquer des guitares électriques hors normes ? Comme diraient les vieux du pays : « là est la question… »

Mettons de côté pour l’instant sa vie d’avant pour filer direct à Lemuy. Avec sa femme Agnès et sa fille, il s’y pose en 2008 ; il a décidé de fuir la capitale. Il n’a pas encore rompu les amarres avec le businessman qu’il était jusque-là. Pendant quatre ans, il gère deux hôtels à Salins, la résidence Sanders et l’hôtel des Deux Forts, qu’il remet financièrement d’aplomb. Puis le propriétaire les vend, Guillaume ne souhaite pas les reprendre. Le voilà au chômage. Il a trente-deux ans et ne sait absolument pas ce qu’il va faire de sa vie.

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Kraken, c’est le nom de l’atelier basé à Lemuy – Numéro 39

Alors, il réfléchit… et plus il réfléchit, plus il est titillé par ses quinze ans, l’âge où il taquinait la “gratte”. À cette époque, il était fasciné par tout ce qui produisait du son. Il composait aussi et fabriquait déjà ses instruments en autodidacte. Il sent que ce passé l’appelle : « C’est Agnès qui m’a dit de me lancer là-dedans. J’avais deux ans de chômage devant moi, le projet était en même temps effrayant et enthousiasmant. Pour la première fois, je construisais quelque chose à moi. Ce projet nourrissait tout mon temps libre. Je me suis lancé avec mon ami Vincent qui, depuis, s’est retiré. C’est lui qui fait mes gabarits encore aujourd’hui. »

LE JURA, TERRE DE LUTHERIE

Pendant ces deux années, il rentre dans la peau d’un luthier spécialisé dans les guitares électriques. Tout ce qu’il avait fait auparavant par hobby, il le fait désormais de façon professionnelle : l’aménagement d’un atelier, les process, les méthodes, les outils aussi : « J’ai ressorti ceux du grand-père qui avait été maire de Syam, ils avaient été forgés là-bas. Je voulais créer quelque chose de petit, mais de stable économiquement ». Côté business plan, il peut compter sur son épouse, broker en immobilier d’entreprise ; c’est également elle qui assure le volet alimentaire : « Sans elle, je n’aurais jamais rien fait ! »

Au début, il travaille sur les instruments des amis et poste les photographies sur internet. Le succès est fulgurant : « J’ai fait des vidéos de présentation, cela a marché tout de suite, parce que j’ai une vraie connaissance du matériel électronique. Je peux associer le son du micro avec le bois pour répondre aux besoins personnels des clients, ce genre d’alchimie a toujours été en moi. C’est l’avantage de ne pas avoir été formé par des écoles, j’ai développé des solutions moi-même, ce qui étonne toujours mes collègues. »

Aujourd’hui, son carnet de commandes est rempli et désormais il choisit ses projets et ses clients. Du coup, une ligne s’est dégagée, on vient le voir pour ses guitares customisées « made in Atelier Kraken » d’inspiration sombre, mélancolique, faites de matériaux bruts habillés de métaux dont il dessine et fabrique l’accastillage. Une alliance du son et de la forme.

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Mamouth, si particulière, avec ses inserts hexagonaux – Numéro 39

Mais l’autodidacte a su apprendre. Là encore, les réseaux sociaux lui permettent d’échanger avec d’autres professionnels : « Tout ce qui n’est pas fabriqué par moi l’est par des amis artisans du monde entier. » Quant aux essences de bois, clés de voûte de son travail, il en perce les secrets à côté de chez lui, avec Bernard Michaud, ancien bûcheron du Haut-Jura, installé à Fertans (Doubs) où il a créé « Le bois de Lutherie », une scierie spécialisée dans les bois de résonance. Épicéa, aulne, érable, frêne, noyer poussent sur place, 90 % de sa matière première… Les deux hommes ont noué une vraie proximité : « Guillaume est un voisin, j’ai vu ce qu’il fait, c’est riche en couleurs, pas dans les standards. Il fait ses dessins et il vient choisir les essences, mais il se laisse aussi embarquer par l’esprit du bois, son design. C’est un client super cool, très exigeant, mais ouvert. C’est magnifique ce qu’il fait, il y a de la place dans la musique pour des gens comme lui. »

Même complicité avec François Druet, luthier à Arbois, l’un des meilleurs dans son registre, avec qui il développe des synergies : chez l’un, la guitare électrique ; chez l’autre, la guitare jazz. Il faudrait aussi parler de Daniel Scalliet, l’ami de lycée devenu auteur-compositeur-musicien pour lequel il a fabriqué la « Fantôme », qu’il considère comme sa plus belle guitare.

ENFANT DE L’INTERNET ET DE L’AUTOENTREPRISE

Il y a sept ans, il fabriquait deux guitares par an. Aujourd’hui, il en fait douze avec beaucoup de travaux de customisation. Sans compter l’entretien du matériel électronique, une clientèle relativement locale exonérée de stars : « C’est aussi bien, ce sont des semi-pros qui font beaucoup de scène. Je suis sur un marché de niche, avec des guitares de quatre à huit cordes aux formes très différentes. En fait, je suis un enfant de l’internet et de l’autoentreprise ! »

Ce qu’on pourrait appeler le succès avec des produits qui se vendent entre 2 800 et 6 500 €, mais le présent ne doit pas faire oublier le passé. Gamin, Guillaume habite Nevers, mais passe toutes ses vacances d’été dans la maison familiale de Syam ; il grandit dans l’écho sourd des laminoirs et les poussières de métal. Prémonitoire. Pourtant, son adolescence est marquée par un drame : « J’avais quatorze ans quand mon père est décédé, ma mère a ensuite rencontré mon beau-père. J’ai été au lycée à Dijon, passé le bac et fait une maîtrise de droit en carrière juridique. » Et le voilà parti pour un stage au greffe du Tribunal de Commerce de Paris. Il y restera une dizaine d’années : « J’étais motivé par les grands principes du droit et je suis devenu adjoint aux affaires juridiques. On s’occupait du plus grand greffe de France, c’était stimulant intellectuellement, mais juridiquement, j’ai vite été dégoûté. »

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Au début de l’histoire – Numéro 39

Le doute s’installe et, patatras, en 2007, il rencontre Agnès qu’il demande en mariage deux semaines après. Ils vivent à cent à l’heure et, l’année suivante, la petite Ombline arrive : « On avait une très belle vie à Paris, mais ce n’est pas la ville idéale pour élever des enfants. On a décidé de partir, et comme on revenait souvent dans le Jura, on s’est posé dans une vieille maison à Lemuy. » Choix dicté par les commodités – sa mère et son beau-père vivent à Aresches – mais pas que… Le Jura, c’est son rêve de gosse : « La nature me parle, j’aime les roches, les épicéas. Toute mon enfance est là et j’ai besoin de calme. Ici, on peut trouver des endroits sans aucune présence humaine, mais, en même temps, Dijon est à une heure, Paris à quatre heures. »

Alors, il se plaît à rêver : « Je suis au maximum de ce que je peux faire seul. Dans trois ans, il me faudra une structure plus importante, donc je transforme la grange en atelier. Ce sera quatre fois plus grand avec, pourquoi pas, des collaborateurs ou des apprentis. On verra. » En attendant, le grand barbu organise son temps entre sa maison, ses filles, ses sept chevaux, ses serpents, son lapin géant, ses deux chiens et ses sept chats. Et il est très heureux.

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