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Georges-Antoine Florentin, le pacha du Charles-de-Gaule est encore Jurassien

[Portrait publié dans le Numéro 39 n°9 en juin 2024]

À quarante-sept ans, il est le quatorzième commandant du porte-avions Charles-de-Gaulle. Depuis l’été dernier, Georges-Antoine Florentin bat pavillon français sur le plus prestigieux bâtiment de guerre du pays. Un honneur et une immense responsabilité pour celui qui a passé toute son enfance entre Lons-le-Saunier et Poligny.

Il le dit avec un brin d’amusement, son cas représente une anomalie statistique. En une vingtaine d’années d’existence, le « Charles de Gaulle » a été commandé deux fois par un Jurassien [lire Numéro 39 de l’été 2019], ce qui constitue pour le matheux qu’il est une sorte d’énigme. Ainsi le Jura, bien campé loin de la mer, fournit-il à la Marine française un quota surdimensionné de cadres d’excellence. Comment expliquer ce phénomène ?

Un homme ancré dans les valeurs familiales

On ne devient pas pacha (c’est le surnom du commandant) sur un porte-avions portant l’arme nucléaire par hasard. Encore moins par chance. S’il est une vertu cardinale dans ce cheminement, c’est bien la fidélité à des valeurs : « Je crois qu’on choisit ce métier par vocation, il ne peut pas en être autrement. En ce qui me concerne, cette vocation m’est probablement venue par la transmission de valeurs familiales et aussi parce que mon grand-père maternel était officier de Marine. Quand j’allais à Toulon (Var), chez mes grands-parents, je voyais passer les bateaux dans la rade. Je me souviens en particulier de l’impression de puissance qui se dégageait de l’appareillage du porte-avions “Clemenceau”, lorsque le groupe aéronaval a été déployé vers le détroit d’Ormuz. J’avais dix ans, cette image m’a marquée. »

Rien d’étonnant alors que notre Jurassien ait été attiré assez vite par un sens aigu du service : « Je voulais servir la France au sein de la Marine parce que cela constitue une aventure humaine incroyable, mais aussi un engagement total. Accepter de porter les armes et utiliser la force si nécessaire, risquer sa vie… Tout cela est très singulier. Ce que je rappelle à mes jeunes marins lorsqu’ils s’engagent, c’est qu’ils ne signent pas un contrat de travail. Ils deviennent militaires. C’est un état qui les lie à la France et qui a des conséquences sur leurs familles. Celles-ci doivent accepter de les laisser partir, en sachant que le métier des armes présente des risques. » Et Georges-Antoine Florentin le répète, la motivation est nécessaire, mais aussi la rigueur : « La mer est un milieu dangereux, opérer un porte-avions nucléaire présente des risques multiples, et être les plus forts en opération ne s’improvise pas. »

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Donc, on l’a bien compris, le terreau familial a joué un grand rôle dans une carrière pour le moins brillante. Reste que ces notions de fidélité ne se développent pas en claquant des doigts. Son père, Georges-Henri, a fait carrière comme ingénieur général des Eaux et Forêts, il est aujourd’hui président de l’association France Bois 2024 [lire page 105] et défend la noblesse de ce matériau dans la construction, notamment à l’occasion des Jeux olympiques de Paris. Lui aussi – qui est conseiller municipal à Sirod – est un homme de convictions, de principes. La transmission s’est faite naturellement : « Ce n’est pas un garçon expansif, il est travailleur, décrit l’aîné. Il a le sens des valeurs : le dévouement, l’attachement à son pays, la solidarité, la dignité. Ce sont les valeurs de la République, mais ce sont aussi des valeurs très jurassiennes. »

L’odeur du Jura par-delà des les vagues

La famille, les racines, les souvenirs… Voilà qui compose une grande partie du personnage qu’est le pacha du « Charles ». Installé dans le Sud avec les siens (quand il pose pied sur la terre ferme), buriné par le vent et le soleil, rompu à la rudesse du métier des armes, lui qui doit sans cesse veiller, voir, écouter, sentir la vie qui fourmille à bord, lui qui se tient en permanence prêt à tout, aime pourtant se rappeler ses années jurassiennes : « Notre région, c’est celle de Champagnole, dont est originaire la famille maternelle de mon père. Une autre branche de la famille est issue de Morez. Nous revenons régulièrement dans la région. C’est toujours l’occasion de se ressourcer grâce à un contact fort avec la nature. »

On serait tenté de jouer sur les mots : un contact, mais aussi un contrat. Le Jura, ce sont des lieux de jeunesse, des espaces de vie sauvage et forte. Quelque chose qui a des accointances avec la mer par son mystère, sa puissance. C’est également le pays de l’imaginaire, de tout ce que le petit Georges-Antoine a gardé au fond de lui et qui, parfois, dans sa cabine, revient le chercher : le passage sous le Grand Saut aux cascades du Hérisson, par exemple : « J’imaginais Lacuzon sortir du Médecin des Pauvres [le roman populaire de Xavier de Montépin qui raconte, de façon très romancée, l’histoire du capitaine Lacuzon, N.D.L.R.], disparaître derrière la masse d’eau et remonter au château de l’Aigle… »

C’est comme ça qu’on garde son âme d’enfant, qu’on la trimballe tout au long de son existence, pour que vive toujours ce pays ancré entre réalité et imaginaire. Quand il revient aux sources, comme il est sportif, il enfile les chaussures et va guetter les chamois vers Châteauvillain ou grimpe sur les balcons du Léman ou, plus proche, part du côté de la source ou des pertes de l’Ain. Encore un coin magique et toujours ce lien avec l’eau : « Le Jura est un territoire authentique, riche d’une nature préservée. C’est presque banal de le dire, mais on touche à l’essence de la liberté quand on se trouve dans ces grands espaces. Mes souvenirs d’enfance me ramènent à ces lieux : pêche dans l’Ain, baignade à Chalain, ski aux Rousses, balades en forêt avec papa qui nous a transmis son amour pour ce milieu. » Quant aux habitants de ces contrées préservées : « Je conserve de mes années d’enfance le souvenir de personnes au regard lumineux des gens authentiques ». Revenir vivre dans le Jura ? « Peut-être, il est trop tôt, mais l’avenir le dira. »

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Le-porte-avions-Charles-de-Gaulle – Jeremy – Vacelet_Marine -Nationale_Defense

Il existe beaucoup d’idées reçues sur le milieu militaire, sur l’image du soldat, mais il faut bien reconnaître que s’élever dans la hiérarchie demande un certain nombre de prédispositions. Georges-Antoine est né à Paris en 1977, à l’époque son père suit encore ses études. Quand il a dix-huit mois, la famille s’installe dans le Jura. Le petit garçon fréquente l’école des Perchés à Poligny, puis celle de la Salle, à Lons-le-Saunier. Il revient à Paris à l’âge de dix ans. La suite est un petit festival car le Jurassien a ce qu’on peut appeler une certaine faculté à étudier : Bac S (scientifique à l’époque), puis math sup et math spé (aujourd’hui prépa math). Le cursus est obligatoire pour intégrer l’École navale de Brest (Finistère), en 1998, où il étudie encore pendant deux ans et embarque une année sur le porte-hélicoptères « Jeanne-d’Arc » : « C’est l’école d’application des officiers de Marine, où l’on apprend la conduite des opérations aéromaritimes. J’ai eu la chance pendant cette année de faire le tour du monde. De beaux souvenirs de marin. » En fin de scolarité, il est affecté à Brest, puis aux Antilles. Au total quatorze ans à servir sur les bâtiments de surface, dont quatre années à bord des frégates d’escorte du « Charles-de-Gaulle ». Tiens, tiens… On se rapproche !

Un futur amiral ?

Pendant toutes ces années, il commande à deux reprises le bâtiment-école « Lion », qui forme les élèves de l’École navale, ainsi que l’aviso « Commandant Ducuing », avec lequel il sillonne la Méditerranée et la Mer Rouge. À terre, il sert comme chef de cabinet de l’amiral commandant la force d’action navale, puis, après l’École de guerre, enchaîne durant trois ans et demi au sein du cabinet des généraux de Villiers et Lecointre. Plus récemment, il a commandé le centre opérationnel de la Méditerranée. En 2020, il devient commandant en second du « Charles-de-Gaulle », avant d’en prendre le commandement en juillet 2023.

Une belle carrière, loin d’être finie. Georges-Antoine Florentin est un homme de terrain, un homme de la mer qui regarde son poste très envié avec un certain recul : « Malheureusement, le commandement du “Charles-de-Gaulle” ne dure que deux ans. Après, ce sera la fin de ma carrière embarquée et j’irai servir à Paris, car il n’existe pas de poste embarqué plus élevé. Si on me demandait de rester au-delà de deux années, je dirais oui immédiatement. Mais ça ne fonctionne pas comme cela, place aux jeunes ! ». Et l’amirauté ? Pourquoi pas, ce n’est pas impossible, qui peut dire de quoi demain sera fait ?

Une responsabilité énorme

Revenons au « Charles ». Le porte-avions français reste le fleuron de la marine nationale et il occupe une place particulière dans le cœur des Français : « Il est emblématique, extrêmement puissant. À bord, il y a des centaines de marins, du matériel, des avions, du carburant et une partie de la force de dissuasion nucléaire. C’est une grande responsabilité que de porter les armes sur le bâtiment le plus puissant de la nation. Le commandant décide de l’action à mener pour surclasser un éventuel adversaire, il doit fixer le cap à long terme et donner du sens au quotidien des marins pour qu’ils soient les plus forts en opérations. Cela impose exemplarité, exigence bienveillante et enthousiasme. »

Si Georges-Antoine Florentin met autant l’accent sur les notions de dévouement et d’efficacité, c’est parce qu’il a vu l’environnement international se modifier ces dernières années : « Le durcissement du contexte international, on l’observe en mer depuis plus de dix ans. De nombreuses nations s’arment et l’éventualité d’un conflit naval ressurgit. Sur le “Charles-de-Gaulle” et ses escorteurs, on n’a jamais cessé de se préparer au combat de haute intensité, qui constitue l’ADN du groupe aéronaval. Pendant quinze ans, le porte-avions a été employé pour mener des actions vers la terre, sans grande opposition en mer. Les choses ont changé quand j’étais commandant en second, et nous avons poussé encore plus loin nos entraînements au combat de haute intensité. Pour gagner le combat en mer, il faut entretenir le bateau, le faire évoluer, s’entraîner au plus proche du réel et préparer les esprits à être plus forts que l’adversaire. »

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Georges-Antoine Florentin – Marine Nationale

Difficile, dans ce contexte de ne pas évoquer la solitude de celui qui commande, même si, comme le souligne l’intéressé, le travail occupe l’essentiel des journées : « Difficile de se sentir seul quand on met deux mille marins sur 260 mètres ! Il y a une grande promiscuité à bord, on croise du monde en permanence et l’action quotidienne sur un porte-avions est une œuvre collective à laquelle chaque marin, du plus jeune des matelots au commandant, participe. L’isolement du bateau, en revanche, impose de se débrouiller, en cas de problème technique par exemple, avec les moyens du bord. Quant à la solitude du commandant, elle ne me pèse pas beaucoup, je suis entouré d’une équipe extrêmement compétente qui m’aide à prendre de bonnes décisions, et ce sont les discussions avec mes marins qui me procurent mon énergie. Bref, seul je ne peux rien ; en équipage, nous pouvons tout ! »

Une vie d’éternel absent

Marié et père de cinq enfants, ce grand voyageur a appris à composer avec l’absence des siens et les aléas qui composent son quotidien. L’incertitude de cette vie fait partie de la culture des familles de marins et c’est ensemble qu’elle se gère. Pour le conjoint et les enfants, il faut apprendre à faire tourner la maison sans papa et l’accueillir quand il revient : « J’ai de la chance d’avoir une épouse et des enfants formidables qui ont appris à gérer ces absences. Si cela n’avait pas été le cas, je n’aurais pas pu avoir ces responsabilités. En mission, il faut parvenir à maintenir le lien, ce qui n’est pas toujours simple, même avec la possibilité de téléphoner à la maison chaque jour car les rythmes et les quotidiens sont très différents entre ce qui se vit au foyer ou à bord. Au début de ma carrière, on correspondait par lettres, les échanges étaient plus profonds que par téléphone. À chacun de trouver le bon équilibre en mission. Les retrouvailles sont toujours un moment extraordinaire, puis il faut retrouver lentement sa place dans un quotidien qui a été différent pendant plusieurs mois. C’est une autre aventure. »

Le « Charles-de-Gaulle » a terminé il y a quelques semaines sa mission en Méditerranée. Un peu de repos et le commandant reprendra la mer avec tous ses marins (hommes et femmes) qui ont choisi de servir la France dans un métier très particulier. Ils n’auront pas la même carrière que leur pacha, mais ils apporteront au quotidien leur part d’eux-mêmes. C’est en ce sens que Georges-Antoine Florentin leur rend hommage : « La force du “Charles-de-Gaulle”, ce sont les marins qui composent son équipage. Mon rôle consiste à les faire grandir pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes au service de la France, et de leur permettre d’emprunter le très bel escalier social proposé par les armées : on peut commencer matelot et finir sa carrière comme officier supérieur. J’essaie autant que possible de prendre soin de mon équipage, comme si c’était ma propre famille. »

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