

[Portrait publié dans le Numéro 39 n°8 en juin 2023]
Sa vie a été une succession de coups de foudre. D’abord avec le Christ, quand il était encore un gosse. Puis avec l’ordre des Dominicains. Enfin avec Marie-Madeleine. Dans son couvent de la Sainte-Baume, en terre de Pagnol, Frère Didier, le petit gars de Châtillon, veille sur la grotte où la tradition veut que la pécheresse ait vécu les trente dernières années de sa vie.
Il faut se rendre à l’évidence : le petit gosse qui passait ses vacances d’été dans la propriété familiale de Châtillon, non loin du lac de Chalain, a vécu une vie incroyable. Tour à tour, il fut frère en couvent, prêtre au service de paroisses, directeur de communication, gestionnaire, responsable d’une galerie artistique. Il a même été exorciste. Au moment de retracer son parcours, on ne sait plus par quel bout le prendre.
AMOUREUX DE MARIE-MADELEINE
Quand il est nommé au Sanctuaire de la Sainte-Baume, en Provence, à la demande de son supérieur provincial, Frère Didier a trente-cinq ans. Nous sommes en 1987 et, pour lui, c’est une surprise : « Les Dominicains sont des urbains, cette demande me semblait anachronique. La Sainte-Baume est un lieu isolé, mais je l’ai vécu comme un appel. En arrivant, je me suis dit : c’est un lieu de mission, aculturel. Les gens viennent ici d’eux-mêmes. Il faut être disponible, à leur écoute. » Pourtant, les débuts sont difficiles. Il faut imaginer un plateau minuscule, à six-cent soixante dix-mètres d’altitude, loin de tout, dominé par un massif dont le point culminant est le Joug de l’Aigle à 1 148 mètres. Avec, pour trésor, nichée dans la falaise, une grotte qui aurait servi d’ermitage à sainte Marie-Madeleine après qu’elle eut évangélisé la Provence. [lire par ailleurs].
Ils sont trois frères à vivre dans un bâtiment au pied de la montagne, un quatrième veille en permanence sur le sanctuaire, à trois quarts d’heure de marche. Autre difficulté, la petite communauté doit partager les lieux avec un centre de réflexion spirituelle et culturelle qui, fondé par les Dominicains après mai 1968, est devenu quelque peu syncrétiste. La situation est tendue, la cohabitation pas toujours simple : « Notre mission était clairement de préparer la suite, le centre a fermé quelques années plus tard et nous avons récupéré l’ensemble des bâtiments. »

La Sainte-Baume – Adobe Stock
Frère Didier reste onze ans dans ce petit désert qui accueille les pèlerins, mais aussi beaucoup de randonneurs (seule condition pour les gens qui viennent manger et dormir : accepter une présentation de sept minutes du lieu et de la communauté).
Loin d’être une pénitence, son séjour le révèle à lui-même : « J’ai développé ma nature contemplative. Ici, les couleurs, le dépouillement, l’environnement ainsi que la réalité fraternelle à bâtir à chaque instant ont conforté ma vocation. Et je suis tombé amoureux de Marie-Madeleine, c’est venu petit à petit, en creusant son histoire dans les Évangiles. Cette femme en quête d’amour se trompe de chemin jusqu’au jour où elle rencontre Jésus-Christ. »
DE L’EXORCISME… A L’ART
C’est pendant ces années à la Sainte-Baume que Frère Didier se confronte directement au mal. Une amie thérapeute lui envoie une patiente, dont il comprend vite qu’elle est victime d’un sort jeté par jalousie. Lors de l’entretien, un esprit se manifeste, refusant de quitter son corps. Les prières ne suffisent pas ; il faudra un second temps de prières pour que la personne soit définitivement libérée.
Le religieux n’est pas préparé à ce service d’exorcisme. Son supérieur et les autres membres de la petite communauté l’autorisent à demander à l’évêque du diocèse de Fréjus-Toulon d’être associé à ce service. Pendant quatre ans, il intervient à la demande sur toute la région. C’est finalement un accident de santé qui le fera arrêter. Par précaution.
L’exorcisme demande une extrême concentration. Pour lui, il ne s’agit pas d’un don spécial : « C’est une vocation particulière, mais elle est au cœur de mon apostolat. C’est permettre à quelqu’un de passer de l’état de soumission à l’état de liberté, du non-sens au sens, des ténèbres à la lumière. »
En 1998, sa mission à la Sainte-Baume se termine. Il accepte de quitter cette sainte montagne. C’est le temps pour lui de retourner dans un ministère plus classique. Ce sera à Salerne, dans le Haut-Var. Prêtre responsable de cinq clochers, il a un projet : fonder une communauté d’inspiration dominicaine pour accueillir des personnes blessées par la vie dans leur histoire personnelle : « Ce fut une expérience très riche, j’ai découvert la vie en paroisse. Mais au bout de neuf ans, j’ai compris que j’avais besoin de reprendre une vie communautaire au milieu de mes frères. »

Depuis trente ans, Frère Didier est tombé amoureux de Marie Madeleine, figure importrante des liturgies de Pâques – Numéro 39
Nommé à Nice dans la communauté dominicaine, pendant douze ans, il a l’occasion d’exprimer toutes ses potentialités : directeur régional du pèlerinage du Rosaire, gestionnaire, rédacteur de revues liées au service de la prière du Rosaire, responsable de la communication, mais aussi coordinateur d’une galerie d’art : « J’ai découvert le sens du beau et j’ai appris à développer le goût artistique. Je voulais permettre aux artistes de découvrir l’Église autrement qu’en la considérant comme une vieillerie. Je crois que beaucoup ont découvert une Église ouverte et accueillante. »
RETOUR A LA SAINTE-BAUME
En 2020, son supérieur provincial lui demande de revenir au service de Marie-Madeleine : « J’ai pris cette nouvelle pour un appel de l’esprit. La communauté avait besoin de moi. » Frère Didier, là encore, a plusieurs missions : l’accueil spirituel, devenu en quelques années très important (de quatre cents personnes accueillies annuellement en 1987, l’hostellerie est passée aujourd’hui à près de quatre-vingt mille), mais aussi le service de premier vendeur de la boutique ouverte au public. Entre livres, objets pieux, produits locaux d’un côté, l’accueil des gens en retraite, des visiteurs et randonneurs de l’autre, les journées sont bien remplies. À soixante et onze ans, Frère Didier ne se plaint pas, au contraire : « J’ai retrouvé une clientèle beaucoup plus catholique, mais toujours ouverte aux non-croyants. Des gens en recherche qui viennent se ressourcer dans ce lieu unique, qui veulent faire le point. La dimension internationale s’est développée avec des visiteurs d’Amérique latine et centrale, du Canada, des pays germaniques et même des Moyen et Extrême-Orient. Cette évolution s’explique par la composition de notre communauté et par la ligne définie au fil des ans par les frères qui se sont succédé. »
Et la vie personnelle dans tout ça ? Si l’entrée dans les ordres – le célibat notamment – représente un choix important, Frère Didier l’a toujours bien vécu : « Il y a eu parfois des appels à la vie de couple, mais celui du Seigneur est plus important. J’ai de belles amitiés féminines, mais les choses sont claires. Ma vocation, c’est d’être dans ma communauté, au service de l’évangélisation, dans la mission qui m’a été donnée. La Sainte-Baume sera sans doute mon dernier lieu, je compte bien être là jusqu’à ma mort. J’ai une place qui m’est réservée au cimetière, c’est bien. »

christ en croix
Catherine, une amie proche, témoigne de cette grande légèreté : « Je l’ai rencontré quand je traversais des moments difficiles, ce fut une rencontre profonde entre nous. J’apprécie beaucoup sa disponibilité. Il est très entouré de femmes, spirituellement parlant, et c’est un bon vivant… »
LES PARFUMS JURASSIENS
Allons donc… bon vivant ! Le petit gosse de Rabat (Maroc), revenu en France à l’âge de huit ans, poussé par le vent de l’histoire et de l’indépendance du royaume, atterrit à Lons-le-Saunier. Pendant un an, il habite chez sa grand-mère, alors que ses parents s’installaient du côté d’Agen (Aveyron). Du Jura, il a gardé toutes les saveurs : « Chaque été, quand j’étais gosse, je passais un ou deux mois à Châtillon, près de Doucier, dans la propriété familiale maternelle. C’était un lieu de retrouvailles. Certaines années, on était presque quatre-vingt-dix… Il y avait plusieurs maisons, un petit château et un grand bâtiment de ferme. La famille avait un des plus beaux élevages de montbéliardes du Jura ! Chaque dimanche, on allait à la messe, on remplissait presque toute l’église et, après, on jouait au baby-foot et on mangeait des glaces. Ensuite, on se rendait à la fruitière pour goûter le comté. Au village, il y avait aussi le bistrot des chasseurs et une épicerie, où flottait une odeur originale. Le curé nous passait des films dans la salle paroissiale ou bien on allait se baigner dans l’Ain ou à Chalain. »
Le Jura, c’est comme un pèlerinage. À la belle saison, il retrouve le village de son enfance, c’est l’occasion de voir la famille et faire le plein de fromage, de vin et de souvenirs. Si on demande au petit gars de Rabat s’il se sent Jurassien, la réponse est sans équivoque : « Pendant mon noviciat dominicain, mes frères disaient entre eux : je suis d’ici ou de là. C’était clair, ils pouvaient se rattacher à un endroit. Moi, j’étais de nulle part et, un jour, en remontant dans le Jura, je me suis arrêté du côté de Cuiseaux et je me suis dit tout à coup : c’est ma terre, c’est mon pays ! Je suis Franc-Comtois, plutôt Jurassien, c’est là que mon cœur revient. Je suis triste quand des frères ou des amis n’aiment pas le comté ou le vin jaune… »
L’APPEL DU SEIGNEUR
Mais puisqu’on parle enfance, il faut aussi parler de vocation. On ne devient pas dominicain par hasard ! C’est au Maroc, à El Khab, dans la province de Khénifra, en allant visiter un ermite, disciple de Charles de Foucault, dans sa petite chapelle qu’il ressent le premier appel : « J’étais frappé par la lumière de son regard, il m’a mis en quête de la source. J’ai compris que c’était Jésus-Christ. » En cinquième, un deuxième appel frappe à sa porte : « J’ai senti une chaleur intense après la communion. J’ai vraiment eu la certitude que Dieu existait. » Jusqu’à l’âge de seize ans, il s’interroge et, c’est dans la crypte de l’église Sainte-Jehanne-de-France, au Passage d’Agen (Lot-et-Garonne), un Jeudi saint, qu’il a un dialogue avec le Christ. Il est en classe de seconde : « Il m’a dit au fond de moi : acceptes-tu de donner ta vie pour Moi ? Je l’ai dit à mes parents qui m’ont répondu : passe ton bac d’abord… » Son diplôme scientifique, il le décroche avec mention. Le jeune homme, passionné par la bourse, aurait volontiers fait des études économiques. Il s’inscrit en faculté de médecine, à Toulouse (Haute-Garonne).

Frère Didier veille sur le lieu comme le font les Dominicains depuis 1295
Son frère Henri n’a jamais été étonné par sa vocation : « C’était la crème des frères. Quand il s’est engagé, on a beaucoup discuté. Il a toujours été là pour m’épauler et me guider. Il avait une forme d’exemplarité. »
La suite est une succession de dates et de lieux : Toulouse, les deux premières années d’études en médecine tout en logeant dans le foyer d’étudiants des Dominicains, l’échec en première année de médecine et la révélation en lisant en une nuit La vie de saint Dominique, l’entrée au couvent en janvier 1973, les neuf mois de postulat et la prise de l’habit en octobre 1973, le noviciat, le service militaire à Pau (Pyrénées-Atlantiques) pendant un an où, dit-il, il a « vu comment des jeunes pouvaient se transformer une arme à la main », les premiers vœux, l’année de philosophie à Montpellier (Hérault), puis une seconde à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône) et six ans à Toulouse jusqu’à la maîtrise en théologie. En juin 1980, Frère Didier est ordonné prêtre, ce qu’il a toujours voulu être : « Je peux célébrer la messe, les mariages, les obsèques et donner le pardon du Seigneur. Presque tous les Dominicains sont prêtres, mais le plus important, c’est le sacrement du Pardon pour entendre les péchés. » Il reste sept ans vicaire de la paroisse de Toulouse… avant de commencer l’aventure de la Sainte-Baume.