[Portrait publié dans le Numéro 39 n°7 en juin 2022]
Auteure reconnue dans l’univers de la bande dessinée et de l’illustration, Camille Jourdy livre, à travers son œuvre, un portrait sensible de notre époque, dans des décors souvent inspirés par la Jura.
Camille Jourdy est aujourd’hui une auteure reconnue dans l’univers de la bande dessinée et de l’illustration. Bien que née à Chenôve, en Côte d’Or – « la maternité était là-bas » –, elle est Jurassienne depuis son plus jeune âge. « J’ai beaucoup aimé l’enfance à Dole, se souvient-elle. Nous avons toujours habité en ville, dans un endroit super, car mes parents louaient le premier étage d’une maison au milieu d’un grand jardin. Chaque dimanche, nous allions en forêt et je pense que cela a compté énormément pour moi ». Jusqu’au baccalauréat, elle effectue sa scolarité dans l’ancienne capitale de la Franche-Comté, entourée de ses proches. Leur influence a été importante. « Dans la famille, on aime tous dessiner. Mon père dessine pour le plaisir, ma grand-mère paternelle réalisait des gravures sur bois ; elle était vraiment douée. Mon oncle [Didier Jourdy, N.D.L.R.] peint et expose régulièrement à Dole, et sa femme travaille à ce que j’appelle les « petits Beaux-Arts [les cours du soir, N.D.L.R.] ».
Camille Jourdy poursuit : « J’ai aussi un oncle du côté de ma mère qui m’a énormément acheté de livres jeunesse. Donc j’ai un peu baigné dans l’univers de l’image et, très tôt, j’y ai trouvé ma place. À l’adolescence, je me suis réfugiée complètement dans le dessin et la bande dessinée. C’est presque cela qui m’a sauvée. ». Son petit frère, Roman, n’a rien oublié : « Je me souviens qu’enfant, elle avait écrit Le repère des trois squelettes, une aventure dans un sous-terrain. Elle coloriait, elle pliait. Je n’en revenais pas. »
ROSALIE BLUM, JULIETTE ET AUTRES VERMEILLES
Après le lycée, elle va étudier une année à l’école des Beaux-Arts de Lyon, avant de poursuivre son parcours dans celle d’Épinal. En quatrième année, elle rejoint les Arts décoratifs de Strasbourg [aujourd’hui, la Haute école des arts du Rhin, N.D.L.R.], dans la section « Illustration » dirigée par Claude Lapointe. Ensuite, sa formation terminée, elle décide de s’installer à Lyon.
Dès la fin du lycée, Camille Jourdy découvre de jeunes auteurs français de bande dessinée, comme Lewis Trondheim, David B. Bay, Joan Sfar ou Christophe Blain, puis américains, comme Chris Ware ou Charles Burns. Ses influences sont aussi romanesques et cinématographiques.
À partir de là, tout s’enchaîne vite. Dans la capitale des Gaules, la jeune Jurassienne exerce le métier d’illustratrice, tout en poursuivant celui d’auteure de BD. Encore étudiante, elle publie, en 2004, un premier livre au titre « un peu bizarre » (c’est elle qui le dit) : Une araignée, des tagliatelles et au lit, tu parles d’une vie ! « Il s’agissait de mon projet de diplôme des Beaux-Arts. Je l’ai présenté dans un petit salon du livre, à Paris, et, à côté de moi, il y avait un petit éditeur suisse, qui s’appelle Drosophyle. Je voulais seulement confronter la maquette du livre à un regard professionnel. Il m’a proposé de le publier ! ».
En 2006, Camille Jourdy découvre, en Charente, les éditions Actes Sud, qui viennent d’être créées : « J’ai flashé dessus direct. Le format du livre, l’objet, cela correspondait à ce que je voulais faire. Il y a dix-sept ans, il n’y avait pas énormément de romans graphiques en couleurs ». La jeune auteure leur propose donc Rosalie Blum, son projet de diplôme des arts décoratifs de Strasbourg et, après une longue attente, reçoit une réponse positive. « Depuis, Thomas Gabison, mon éditeur, reste une des personnes les plus importantes dans ma création. J’ai commencé avec lui et c’est comme si nous avions grandi ensemble. Certains auteurs n’aiment pas que les éditeurs se mêlent de ce qu’ils écrivent. Moi, c’est le contraire. Sinon, une autre personne avec laquelle je dialogue, c’est ma copine, Clémence, avec qui j’ai fait toutes mes études ». Illustratrice et auteure aujourd’hui installée à Marseille, Clémence Paldacci est peut-être celle qui parle le mieux du travail de son ancienne camarade : « Elle a un côté très doux et très esthétique à la fois. Elle recherche la beauté dans des endroits inattendus, comme dans la banlieue campagnarde. Elle restitue bien l’atmosphère de la province. Elle a un regard qui, sans être dur, est très aiguisé. »
Rapidement, Rosalie Blum rencontre un succès public et critique. L’ouvrage sort en trois tomes, en 2007, 2008 et 2009. Les albums sont distingués : grand prix RTL puis, en 2010, prix révélation du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Ensuite, les droits de l’ouvrage sont achetés en vue d’une adaptation au cinéma. Et, en 2016, le film réalisé par Julien Rappeneau sort sur les écrans. « Je n’ai pas participé à l’écriture, mais j’ai suivi le projet de près. Cela m’a emmené dans des univers auxquels je n’aurais pas forcément pensé », raconte-t-elle.
REGAIN DE JURA
Après, Camille Jourdy mettra presque dix ans à finaliser son livre suivant, Juliette, édité en 2016. « Le problème c’est que ma première BD a eu beaucoup plus de succès que ce que je pensais. Après, j’ai eu mon premier enfant. »
Depuis, toujours chez Actes Sud, elle a publié Les Vermeilles, en 2019, un ouvrage dont elle est auteure du scénario, du texte et du dessin. Dernièrement Cachée ou pas, j’arrive !, conçu avec Lolita Séchan, la fille du chanteur Renaud, a également été apprécié : « On a tout fait à quatre mains. C’est vraiment la première fois que je travaille ainsi : on a inventé l’histoire ensemble et même les dessins sont mélangés ! », raconte la jeune femme qui, parallèlement, poursuit son activité d’écrivaine de livres jeunesse – le dernier, Le dégât des eaux a été rédigé avec Pauline Delabroy-Allard – et d’illustratrice. « J’ai fait tous les dessins pour la programmation culturelle de la Philarmonie de Paris pour la saison 2021-2022 et je continue à travailler avec Moulin Roty, une entreprise de jouets pour les tout-petits basée dans les environs de Nantes. Sinon, depuis quelques années, je dis souvent non, j’ai envie de développer mes propres projets ».
« Camille est toujours dans son travail, c’est une bosseuse. Ce qui est remarquable, c’est qu’elle fait beaucoup de choses par plaisir ; elle est bienveillante avec les autres et confiante dans la réception des lecteurs. Elle n’est pas dans le jugement, mais dans la curiosité », observe Clémence Paldacci.
Si, à Lyon, Camille Jourdy habite le quartier de la Croix-Rousse, le Jura n’est jamais très loin dans sa tête et son cœur. « C’est peut-être que j’aime bien dessiner là-bas aussi, confie-t-elle. J’adore aller dans les villages du massif de la Serre, dessiner les fermes, les champs… ».
Et de constater que « maintenant toutes [ses] histoires se passent là-bas » : « Ce n’est jamais vraiment dit, mais c’est un endroit qui m’inspire. Je ne peux pas faire autrement, même si cela fait vingt ans que je ne vis plus à Dole ». Elle travaille beaucoup d’après photos, pour les décors extérieurs et intérieurs, même pour les positions des personnages : « J’ai pris plein de photos à Dole, des fois chez mes parents. Ce sont des endroits que je connais bien. » Son sens du détail, de la lumière, du point de vue et du cadrage, contribuent à construire l’atmosphère dans laquelle ses personnages évoluent. « Pour moi, les décors font partie de l’histoire, analyse-t-elle. Par exemple, je passe du temps à choisir leurs meubles, parce que, pour moi, cela participe forcément à comprendre qui ils sont. »
« Le Jura est important dans son travail et, de façon générale, elle a une grande mémoire attachée aux lieux, surtout aux maisons et aux rues », explique Roman, qui apparaît également dans certaines pages.
Quand elle revient sur ses terres d’enfance, elle partage son temps entre Dole et le massif de la Serre. « J’aime aussi montrer les endroits de mon enfance à mes filles, comme la grotte de l’Ermitage. Il y a eu toute une période de ma vie où j’avais envie de me séparer du Jura. Là, j’ai envie de mieux le connaître ».
Du coup, elle vient d’acheter une maison dans la région doloise, « pour y passer beaucoup plus de temps et faire un peu des virées dans le Haut-Jura ». Aujourd’hui, Camille Jourdy mène plusieurs projets de front, dont celui d’une nouvelle BD pour les adultes : « J’ai noirci des tonnes de carnets. Mais il faut du temps avant de savoir réellement de quoi je veux parler. Cela fait un an et demi que je suis sur ce projet ». Nous n’en saurons pas plus. Pour découvrir son univers, il y a les réseaux sociaux qui lui permettent de partager les pages de ses carnets et, surtout, une œuvre dans laquelle elle livre un portrait sensible et lucide de notre époque.