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Bertille Laguet : la forgeronne séduit la Suisse

A trente ans, la Doloise Bertille Laguet a fait sa place  dans le milieu du design international, trusté les prix et fréquenté les plus grandes galeries pour finalement  tout reprendre à zéro. Aujourd’hui elle est forgeronne à Chexbres, en plein cœur du vignoble de Lavaux sur la Riviera vaudoise.

 

Il suffit de taper son nom sur le net. Aussitôt s’affichent le palmarès de Bertille Laguet, ses distinctions, ses expositions internationales. New York, Copenhague, Bâle, Vienne, Milan… Une quantité incroyable de créations défilent, en aluminium, en tissu, en mousse, en cuir, en fer… Sur Facebook apparaissent vidéos et articles, plus élogieux les uns que les autres. Alors, serait-on en présence d’une perle rare ? La principale intéressée reste plutôt circonspecte : « Je voulais depuis toujours enseigner le design, confie-t-elle. Alors j’ai tout fait pour y parvenir. Mais, avec le temps, je me suis aperçue que je devais aller vers la création, tout en restant dans un rapport étroit avec l’artisanat. »

En dix ans, la Doloise a déjà une longue vie derrière elle : étudiante, designer, créatrice, artiste internationale, fondatrice de start-up, chef d’entreprise, forgeronne… Bertille Laguet n’aime pas perdre de temps. Ajoutez à cela une communication subtile, un sourire ravageur et de grands yeux clairs… Il n’en faut pas davantage pour se retrouver dans les magazines : « Mon rêve, ce n’est pas d’être très connue et de gagner beaucoup d’argent, tempère la jeune femme. C’est faire ce que j’aime. »

Ce qu’elle aime, parlons-en, la Franco-suissesse passe ses week-ends à préparer, avec son maître forgeron Philippe Naegele, la célèbre fête des Vignerons de Vevey qui a lieu tous les quarts de siècle. Pour la petite histoire, il y a aussi le swing, dont elle est accro au point d’écumer les concours.

C’est à Audincourt que Bertille Laguet est née d’une mère assistante sociale et d’un père – comment dire ? – touche à tout : ingénieur mécanicien dans le jouet et la lunette, il a surtout été, pendant dix ans, propriétaire d’une fonderie à Montigny-sur-Aube. Sa fille assume sa filiation, « un mélange entre social et industriel. »

Sa vie dans le Jura commence à Saint-Claude ; elle a alors deux ans. Elle y reste une année. Ensuite, Champagnole pendant six ans, de la maternelle au CP. Mais sa vraie fibre jurassienne, elle la développe à Dole où elle vit jusqu’à ses dix-huit ans : « Je passais le plus clair de mon temps au centre équestre de la forêt de Chaux, confesse-t-elle. J’avais besoin du contact avec la nature. J’ai aussi pris des cours de dessin et de sculpture pendant trois ans ». Émilie se souvient des années lycée à Duhamel en mécanique – deux filles pour trente garçons – et, déjà, de l’attrait de son amie pour le geste et la matière : « Impressionnante de polyvalence, elle donnait l’impression de réussir tout ce qu’elle entreprenait. Elle n’a pas tellement changé, elle a une sorte de magnétisme. Les gens ont envie de faire un bout de chemin à ses côtés, elle est envoûtante. »

La mention « bien » au bac Sciences de l’Ingénieur la déçoit, elle voulait mieux pour intégrer les écoles d’arts appliqués. Du coup, elle vise carrément une école préparatoire et, là, se pointe déjà en filigrane la battante : « La conseillère m’a dit que je n’y arriverai pas. »

Un radiateur pour totem

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À Paris, elle se fait remballer : « C’était de la discrimination anti-provinciale », dénonce Bertille Laguet. Elle est finalement admise à Lyon. S’ensuivent deux années difficiles d’exilée, loin de ceux qu’elle aime, prise dans un environnement urbain qui manque de chlorophylle. C’est le temps des concours aux grandes écoles : la candidate rate l’ENS [École Normale Supérieure] et l’ECAL [École cantonale d’art] de Lausanne. Pendant une année, elle va alors se perfectionner dans les matières phares de l’établissement vaudois. Où elle est finalement admise. Talent, travail, chance : c’est son triptyque. Le talent d’abord. Dès le premier semestre, ses petits animaux en mousse sur un squelette de métal retiennent l’attention du directeur, Pierre Keller, un homme de réseau : « Je travaillais toute seule dans mon coin, on m’appelait la “petite entreprise”. »

Le travail ensuite. En avril 2009, ses réalisations sont exposées à Milan : « C’était 300 % de travail en plus des cours. »

La chance, enfin. À l’été 2010, Swissair demande à l’ECAL de lui concevoir une nouvelle gamme de plateaux pour sa first class, elle est sélectionnée et demande à travailler avec son petit ami (qu’elle a toujours). Le duo remporte le concours : « Nos salières, poivrières et plateaux à fromage sont toujours dans les avions ! » La même année, elle cotoie la marque italienne du design Alessi pour l’exposition de Milan, Nestlé pour une gamme de chocolats…

En 2011, c’est l’année du diplôme. Mais la petite Bertille a la tête sur les épaules, elle crée un site internet sur lequel elle présente ses réalisations. Toujours une longueur d’avance… Pourtant, brûler les étapes peut coûter cher. À l’école d’art et de design précisément basée à Renens, on la recadre : son design est trop artisanal, pas assez fonctionnel. Elle risque de tout perdre. « Au même moment, la fonderie de mon père traversait de grosses difficultés, relate l’élève. Il m’a proposé de l’aider à remonter l’entreprise, j’ai décidé que ce serait mon projet d’école et j’ai choisi de faire un radiateur. J’ai passé la plus grande partie de mon année au milieu des fondeurs et des techniciens, à discuter, trouver les meilleures solutions pour abaisser les coûts. »

Pluie de récompenses

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Son père, Gilles, sait ce qu’il lui doit : « Elle a voulu partir de cet objet usuel pour le moderniser et tout ce qu’elle a fait en fonderie ensuite, elle l’a entrepris dans le même esprit. » Un travail en famille !

Elle décroche les félicitations du jury. Bertille Laguet est choisie pour représenter l’ECAL à la Foire de Copenhague, elle emmène avec elle son radiateur qu’elle appelle « B et M », ses animaux… et décroche le Gold Awards : « C’était agréable, mais déconcertant. » À Bâle où elle est invitée d’honneur, un industriel lui commande vingt de ses créations, elle décide de créer son entreprise « Gris Fonte » en 2013, suit des cours d’import-export. Et découvre un autre monde : « J’étais designer indépendante, chef d’entreprise, agent de sécurité et assistante à l’ECAL pour me faire un peu d’argent. Si j’avais su que j’allais vivre quatre ans de galère, j’aurais réfléchi ! »

Elle rend les armes en 2017 : « Il était temps de passer à autre chose, je n’avais pas les moyens d’assumer une entreprise seule. » D’autant qu’elle est approchée par une Polonaise, curatrice pour Chamber à New York, deuxième plus grande galerie mondiale de design industriel qui lui demande de créer trois pièces inspirées de ses radiateurs. Elle crée un banc, une lampe, les fameuses pièces uniques en aluminium « Cassus » et « Caléo », ainsi qu’un tableau : « Huit mois de travail et des coûts énormes, énumère-t-elle. Il a fallu que je trouve des solutions. » Elle décroche la même année le Swiss Design Awards. La Franc-comtoise accède ainsi au niveau international XXL, même si elle vit pas mal de péripéties (galerie Chamber en faillite, propriétaire argentin interdit de retour aux États-Unis par l’administration Trump…). « Avec cette expérience internationale et les tarifs de mes œuvres, il est très difficile de trouver des galeries qui puissent m’exposer. Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne chose ! »

Le feu de la forge

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Depuis 2017, Bertille Laguet s’est prise de passion pour la vieille forge de Chexbres et a décidé de tout reprendre à zéro en apprenant un métier d’homme, humble, dur, mais fondu dans le concret. Elle s’en trouve bien parce qu’au fond, c’est le geste et la matière qu’elle aime par-dessus tout : « Je veux être artisan-réparateur à la forge pour Monsieur-Tout-le-Monde et faire des pièces uniques pour les galeries, tout en continuant mon métier de designer avec des entreprises. »

Sa mère Sylvie a confiance : « Elle est dans la perpétuation du savoir-faire manuel et, en même temps, dans la conception. Je crois qu’elle est arrivée à une certaine maturité. » Alors, avec ce succès, le Jura la tente-t-elle encore ? « C’est de là que je viens, je m’y sens bien, mes parents y vivent. J’ai fêté mes trente ans du côté d’Arbois. Et c’est une mentalité que j’aime, très différente de celle des Suisses. C’est drôle, je suis connue ici à Lausanne et anonyme dans le Jura. » Plus pour très longtemps. 

 

Photo : Numéro 39

 

 

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