

[Portrait publié dans le Numéro 39 n°9 en juin 2024]
Dans l’arrière-salle de la boutique Berthillon, au cœur du Paris historique, Bernard Chauvin règne en patriarche joyeux Depuis plus d’un demi-siècle, ce fils de paysans des Grangettes, à côté de Censeau, prépare les meilleures glaces du monde dans la plus pure tradition artisanale. Pas question de changer quoi que ce soit, la maison garde jalousement ses secrets.
Le sorbet à la fraise des bois en été, la glace aux marrons glacés en hiver. Le caramel au gingembre, le sésame noir, l’Agenaise aux pruneaux, le thym citron… La carte du glacier Berthillon donne le tournis, même le Tout-Paris se rue dans l’étroite rue Saint-Louis en l’île, pour déguster l’un des soixante-dix parfums proposés. À tel point qu’il a fallu acheter la boutique d’en face pour éviter l’engorgement et les soucis avec la municipalité. Berthillon, c’est une institution !
UN SUCCES BATI AU QUOTIDIEN
Le Jurassien Bernard Chauvin aime bien les histoires et il ne manque jamais l’occasion de raconter celle de Raymond Berthillon, son beau-père, qui, en 1954, alors qu’il a trente et un ans, débarque avec son épouse pour reprendre le café-restaurant de ses beaux-parents. Ce boulanger de métier, qui vient de revendre son affaire, ne se plaît toutefois pas dans ce rôle de bistroquet. Lui, son truc, ce sont les glaces, et comme il a emporté une sorbetière, il commence à faire ce qu’il aime. D’abord pour les gosses du quartier qui, le dimanche, embarquent leurs parents jusqu’à cette boutique pas comme les autres. La suite, tout le monde, ou presque, la connaît : le bouche-à-oreille, le travail… Les glaces Berthillon n’en finissent pas de plaire. Il faut dire aussi que Raymond et Aimée-Jeanne, son épouse, mènent plutôt bien leur barque.

Bernard Chauvin, un Jurassien à Paris – Numéro 39
Mais on peut, on doit même, se poser la question : pourquoi cette sorte de folie autour de ces glaces, jusqu’à faire de la petite enseigne La Mecque du bon goût parisien ? La réponse se trouve dans la personnalité du couple. Ici, dans l’atelier au fond de la boutique, tout est artisanal et, surtout, les goûts sont authentiques, autant que le savoir-faire. Produits naturels frais, de qualité exceptionnelle, nouveautés incessantes — notamment le fameux sorbet à la fraise des bois qui épouvanta la patronne –, prise de risques, audace… Sans oublier la chance incarnée par un certain Henri Gault qui, en 1961, prépare avec son ami Christian Millau son premier guide gastronomique. À la recherche de références gourmandes, il débusque ce petit coin, très parisien, qui ne ressemble à rien d’autre et l’intègre à son ouvrage. En une quinzaine d’années, Berthillon fait sa place au soleil. C’est dans ce contexte que va débarquer notre homme originaire du plateau de Nozeroy.
JURASSIEN UN JOUR, JURASSIEN TOUJOURS
Bernard Chauvin est à lui seul une légende. Il est né en 1948 aux Grangettes, du côté de Censeau, de parents et grands-parents paysans : « J’appartiens à la famille des Vallet, nous faisions le pèlerinage à [l’ermitage de Notre-Dame] de Mièges depuis que j’étais gosse. » Mais seul le destin décide de la vie des gens. La semaine suivant sa naissance, son grand frère décède d’une méningite foudroyante. Sa mère ne s’en remet pas. Le médecin de famille propose de lui faire changer d’air. Aussitôt son père achète l‘hôtel de Malbuisson dans le Haut-Doubs. Quand la famille quitte les Grangettes pour les berges du lac de Saint-Point, il est encore bébé. Il va y rester jusqu’à ses vingt-trois ans, mais conservera toute sa vie l’odeur de ses racines familiales : « J’adore le Jura, je me sens jurassien. J’aime Arbois, Andelot, la forêt de Joux… Tout ce secteur qui a l’odeur du sapin. Aujourd’hui, quand je passe en voiture, je baisse les vitres et je pars dans mes rêveries. C’est un endroit propice à la réflexion, j’aime l’arbre, surtout les fruitiers en fleurs. Je ne suis pas resté longtemps dans le Jura, mais il reste en moi cet esprit jurassien que je ne peux pas expliquer. Je ne sais pas ce que c’est, mais c’est un truc fabuleux ! »
Son enfance, c’est l’école primaire de son village, puis à Pontarlier (25) et à Dijon (21) jusqu’au certificat d’études. Ensuite, retour à Malbuisson, où il alterne le travail familial en cuisine et les stages dans les restaurants parisiens pendant trois ans pour préparer son CAP de pâtissier : « Sans être rémunéré, mais pour apprendre le métier. Mon père ne connaissait rien à la cuisine, il embauchait chaque année un chef différent. Mes deux frères et moi, on a appris sur le tas. »
UNE HISTOIRE DE BLANCS D’ŒUFS
En 1968, il a vingt ans. En plus de son affaire voisine de la forêt de la Fuvelle, son père achète une fabrique d’escargots en boîte. Et voilà le fils parti sur les routes dès le lundi matin avec son camion pour vendre sa marchandise. Il rentre quand il n’a plus rien : « On n’avait pas de vacances à cette époque et on n’en éprouvait pas le besoin ! »

Bernard Chauvin et sa fille – Numéro 39
Pendant près de quatre ans, son paternel arpente Paris, il fouine pour trouver la bonne affaire et finit par dénicher une fabrique de mousse au chocolat à la pointe Rivoli. Il installe aussi des frigos et c’est en posant un de ces engins chez Berthillon que le patron lui avoue n’avoir besoin que des jaunes d’œufs pour ses glaces. Aubaine, les Chauvin eux, n’ont besoin que des blancs. Bernard Chauvin est chargé de les récupérer et c’est ainsi qu’il aperçoit Marie-Josée, avec qui il entame bientôt une histoire d’amour : « J’étais le paysan de la campagne, mon père avait dans la tête de ramener Marie-Josée chez nous, elle aurait été bien utile. Mais elle n’a rien voulu savoir, elle m’a dit : “ou tu viens à Paris, ou on casse !” On s’est marié en 1971 et j’ai dit à mon père que je partais à Paris travailler chez Berthillon. J’ai eu ma première feuille de paye à vingt-trois ans. »
Le Jurassien débarque dans un milieu qui garde jalousement ses secrets : « Mon beau-père faisait de très bonnes glaces, mais sans plus. Les combines du métier, personne ne me les a données, je me suis imposé par mon travail. » Il faut dire que le jeune homme a un gros atout dans sa poche : la fille du patron, bien sûr, mais aussi la fameuse glace agenaise (aux pruneaux et à l’Armagnac) qu’il avait eu le culot de préparer lorsque son futur beau-père s’était déplacé à Malbuisson. Cette audace avait conquis Raymond Berthillon. D’ailleurs l’Agenaise figure toujours sur la carte de la maison parisienne.
Du point de vue économique, la suite n’est qu’une succession d’initiatives judicieuses : agrandissement de la boutique, contrats avec des restaurateurs, recherche de nouvelles recettes, course à l’excellence… Le père et le beau-fils travaillent main dans la main dans l’arrière-salle, la mère et la fille soignent les clients en salle. Les années 1972/73 marquent l’essor de la renommée familiale, mais dans la bouche de Bernard Chauvin, c’est surtout une suite d’anecdotes : « On donnait une cuillère aux clients pour qu’ils goûtent. S’ils n’aimaient pas, on abandonnait. Un jour, un homme nous dit qu’il avait goûté en Afrique du Sud un poisson avec une sauce extraordinaire ananas-basilic. Aussitôt on a décidé d’en faire une glace. Mais la première n’avait aucun goût ; dans la seconde, on sentait trop le basilic. Du coup, on a fait chauffer l’ananas et, à la dernière minute, on a rajouté le basilic. C’était gagné. Pareil pour les fruits exotiques qui n’étaient pas connus. Notre premier fournisseur a été une filiale d’Air France qui ne voulait pas de fruits trop mûrs. Nous, c’est ce qu’on recherchait… »
LE SUCCES MODE D’EMPLOI
Des histoires comme celles-là, Bernard Chauvin en a plein sa besace. Il raconte encore la fameuse tarte tatin, dont raffole la jet-set de l’île Saint-Louis : « Ma fille Muriel connaissait bien les organisateurs de la Biennale de Venise, ils nous ont demandé nos tartes. C’est comme ça qu’on a eu droit à de beaux articles. » Le succès appelant le succès, les Berthillon rachètent la boutique attenante, où ils aménagent un salon de dégustation, puis celle d’en face (c’est son nom) pour que les clients qui font la queue dans la rue en attendant leur cornet n’empêchent pas les voitures de passer. Ils ont aussi développé leur partenariat avec des restaurants ; certaines brasseries utilisent même leur nom aujourd’hui.

Berthillon, l’adresse des gourmands de bonnes glaces à Paris – Numéro 39
Malgré ce succès devenu international, rien n’a changé, ou presque, depuis cette époque, du moins en apparence. À soixante-seize ans, Bernard Chauvin semble le plus heureux des hommes, entouré de sa fille Muriel qui a repris l’affaire et d’une équipe grouillante de vingt-neuf personnes. Sans parler de sa petite-fille Alexandra, qui pourrait bien – qui sait ? – rejoindre le groupe. D’ailleurs le patriarche affiche un sourire qui en dit long : « Je suis là au cas où il y aurait un souci, c’est rassurant pour tout le monde. »
Pourtant, le succès de la maison repose sur des choix stratégiques résolument conservateurs et même paternalistes que la famille a su imposer, y compris à sa clientèle. Les congés, par exemple. Chez Berthillon, on ferme pendant toutes les vacances scolaires, sauf à Noël, ce qui permet de conserver le personnel : « Chez nous, les gens travaillent le samedi et le dimanche, c’est lourd. Il faut leur donner de bonnes conditions. Nous avons des Sri-Lankais qui sont là depuis trente ans, ils ont retrouvé une forme de famille et nous prenons de jeunes étudiants qui viennent le week-end pour payer leurs études. »
L’AVENIR DANS LA TRADITION
L’autre engagement non négociable, c’est la dimension artisanale. Uniquement des produits naturels de première qualité, des fruits préparés la veille et travaillés dès 4 h 30 du matin à la turbine à glace et pas au freezer. Idem pour les fournisseurs. La vanille (plus d’une tonne utilisée l’an dernier) arrive de Madagascar par lots de 300 kg et un peu de Tahiti. Les mandarines de Sicile sont épluchées à la main. Les fraises des bois du nord de Malaga sont travaillées en moins de 48 heures. Les poires sont issues d’un verger de l’Oise et, en hiver, les marrons glacés sont préparés à la main. Quant à la crème venue d’Isigny, elle est spécialement fabriquée pour la maison parisienne. Bernard Chauvin est intraitable sur la qualité : « Il faut rester dans ce qu’on sait faire et avoir toujours en tête la valeur travail. Nous sommes arrivés à un point où nous devions choisir : ou bien rester des artisans sur place, ou bien devenir des industriels et s’agrandir en banlieue. Nous avons choisi l’artisanat. L’objectif aujourd’hui est de bien transmettre l’affaire à ma fille. Si on y arrive, on aura tout gagné. »
Justement, Muriel entend bien poursuivre l’aventure sous le même étendard de la tradition. Dans le magasin, elle a un œil sur tout. C’est là qu’elle a passé toute sa vie : « A quinze ans, je venais déjà, je ne me suis jamais posé de questions. Pour moi, il était évident que je travaillerais là, je me suis peut-être limitée. Cela m’aurait fait du bien d’aller voir ailleurs, mais c’est comme ça, je suis née dans la glace. »
L’artisanat a un coût. Les glaces Berthillon sont-elles hors de prix, réservées à une élite ? Le dernier mot revient une fois de plus à Bernard Chauvin : « Même pas ! Un jour, la revue Que Choisir a donné le prix de la glace au poids. Nous ne sommes pas plus chers que les autres ! Nous utilisons plus d’un kilo de fruits par litre de sorbet et un litre de glace pèse 1 kg, soit plus du double d’un industriel. On paye le lait un euro le litre… Si on veut garder nos fournisseurs pour garantir la qualité, il faut accepter de payer le juste prix. » Une devise qui ne se contredit pas. L’enseigne passe plus de 1 000 litres de glace par jour.