

[Portrait publié dans le Numéro 39 n°9 en juin 2024]
Avec ses trois copines, la petite-fille d’Henri Maire a ramené des USA le concept de cuisine partagée. Et voilà Les Camionneuses catapultées depuis dix ans tête de pont dans le monde parisien de la cuisine de rue.
Anaïs Tarby est issue d’une famille d’entrepreneurs jurassiens et pas n’importe laquelle. Son grand-père s’appelle Henri Maire. Sa mère, Marie-Christine Tarby, a notamment présidé le Comité interprofessionnel des vins du Jura (CIVJ), ainsi que Vin et Société, l’association qui défend l’image du vin en France. On lui doit la cuvée du Tour du Monde ou l’enfouissement de bouteilles dans la chartreuse de Vaucluse, au fond du lac de Vouglans. C’est dire qu’elle a de qui tenir.
Après ses études, Anaïs ne souhaite pourtant pas travailler dans le milieu du vin, mais dans la restauration. Avec trois copines, elle se dit qu’elle pourrait ouvrir quelque chose, sans savoir quoi exactement. Mais à Paris, c’est compliqué. Les places sont chères, la concurrence féroce. Anne-Laure, l’une des filles de la petite bande, est journaliste gastronomique et, un jour, elle leur parle de cette nouvelle tendance venue des États-Unis : les food-trucks. Pour en savoir un peu plus, Anaïs Tarby lit un ouvrage sur la cuisine partagée, car c’est bien de cela qu’il s’agit : « L’idée était de créer un lieu de préparation, une cuisine toute équipée dans laquelle des chefs de food-truck viendraient tester leurs produits avant de se lancer. Il n’en existait pas en France. »

Anaïs Tarby devant le portrait d’Henri Maire – Numéro 39
Nous sommes en 2012, les filles s’envolent pour deux semaines aux USA. Durant leur séjour, elles prennent le temps de visiter plusieurs structures faisant écho à leur projet. À leur retour, elles font le point : il existe quatre camions restaurants à Paris. Elles leur envoient un questionnaire qui dit à peu près ceci : avez-vous besoin de « commissary » ? Pour être plus précis, un back-office (arrière-boutique) pour mener à bien votre activité ? Trois sur quatre répondent positivement. Soit ils recherchent des locaux, hors de prix dans la capitale, soit ils n’ont pas le matériel, soit ils veulent tester de nouveaux produits sans prendre de risques.
La voie semble libre. Le quatuor ouvre sa première cuisine à Vincennes, en 2014, dans une ancienne cantine scolaire qui ne représente pas un gros investissement. Les Camionneuses sont en route.
DU FOOD-TRUCK AU VAINQUEUR DE TOP CHEF
Le concept se veut néanmoins plus ambitieux. Bien sûr, des équipes viennent et travaillent ensemble dans un même lieu. Bien sûr, la volonté d’échanger, de découvrir, de s’épauler est manifeste, mais ses initiatrices voient plus loin. Elles veulent créer un ensemble d’activités complémentaires : « A Vincennes, on visait surtout une clientèle food-truck parisienne et de la première couronne, mais en réalité les food-trucks viennent de plus loin. Nous avons élargi les profils et fait évoluer notre matériel. Il est adapté autant aux gros volumes qu’à l’artisanat. » Résultat, aujourd’hui, 80 % des utilisateurs sont des traiteurs, pâtissiers, restaurants scolaires ou encore artisans. Cela concerne aussi bien la petite chaîne de magasins en direct des producteurs, que les tourtes faites par le gagnant de Top Chef, l’emblématique émission culinaire de la chaîne de télévision M6.
En dix ans, Les Camionneuses sont devenues la plus grande cuisine partagée de la Ville-Lumière. Elles occupent trois cent quatre-vingts mètres carrés sur deux niveaux. En bas, on discute, on échange, on planche sur de nouveaux projets, on se forme… En haut, on prépare, on mijote, on chauffe, on teste… Dans leurs locaux du XVIIIe arrondissement de Paris, à deux pas de la Porte de la Chapelle, elles ont optimisé l’espace. Ici, dans un quartier en totale reconstruction pour les Jeux olympiques d’été, chaque espace compte et il faut accueillir tout le monde. Un vrai casse-tête.
Au fil des ans, Les Camionneuses ont aussi étoffé leur offre avec L’Agence. Sous ce label, elles proposent une activité liée à l’événementiel. Les organisateurs de cocktails, de soirées, de concerts et autres lancements de marques peuvent faire appel à elles. Elles s’adaptent, qu’elles doivent gérer cinquante personnes ou quinze mille : « On choisit dans notre réseau les intervenants les plus adaptés et on les programme. »

Anaïs Tarby – Numéro 39
Autre particularité, elles mettent en scène ces animations avec des triporteurs, des carrioles ou des food-truck vintage. Un événement dans l’événement. Autre axe de développement, La Société, un espace de réflexion autour de la cuisine, accueillant des ateliers culinaires, des conférences, des formations…
Aujourd’hui, Les Camionneuses, ce sont vingt personnes et un chiffre d’affaires de 2,2 millions d’euros : « Nous avons été très bien soutenues pendant la Covid et la saison suivante a été complètement folle. Le chiffre a été multiplié par trois. Il y avait un retard à rattraper. La tendance s’est confirmée en 2023 », se félicite Anaïs Tarby.
FONCEUSE, MAIS… AUSSI PRUDENTE
Reste la question du nom de l’entreprise : pourquoi Les Camionneuses pour une société qui touche à la gastronomie ? Évidemment, il fait référence à la cuisine de rue et au phénomène food-truck. Mais il y a autre chose. Trois des quatre fondatrices sont homosexuelles. « Le mot nous a fait rire, on s’est dit que ce serait bien de nettoyer un peu cette idée qui traînait autour des camionneuses. En plus, c’est très porteur ! », s’amuse la manager aux racines franc-comtoises. Pour autant, elle n’en fait pas un combat : « Mon épouse Caroline est à l’origine du projet avec moi. Le mot camionneuse n’est pas péjoratif. Nous sommes très ouvertes et respectueuses des autres. Notre équipe est très variée, que ce soit en genre, religion ou origine. Le monde de la cuisine est assez macho, mais quand il s’agit d’aller voir les banques, être une femme est plutôt positif. C’est même un plus. »
Présidente de l’entreprise, elle mène seule le bateau depuis dix ans, même si chaque décision fait l’objet de discussions. Néanmoins, elle s’interroge parfois : « Les Camionneuses se développent lentement, je suis prudente. Par rapport à mes copains entrepreneurs, je me pose davantage de questions, je fonce moins. Parfois c’est bien, ; d’autres fois, c’est un poids. »
LA REVELATION LONDONIENNE
Pour Marie, son amie d’enfance, il n’y a rien là d’anormal : « Les Camionneuses, c’est avant tout un projet de vie qu’elle mène avec ses amies et son épouse. Elle est très impliquée, c’est même inscrit en elle. Elle a reçu de sa mère la culture féminine de l’entreprise et de la réussite, c’est son identité. »
D’ailleurs, les idées ne manquent pas : une nouvelle cuisine, plus grande, sur Paris ou dans la première couronne, et un développement en province sont envisagés : « Il faudrait davantage de place pour accueillir des profils que l’on n’a pas aujourd’hui, par exemple des entreprises de plus de dix personnes en cuisine et des tarifs encore plus accessibles pour les tout petits projets. »
À quarante-deux ans, Anaïs Tarby a toujours trempé dans le monde de l’entreprise et, évidemment, se profile déjà l’ombre du grand-père maternel, le fameux Henri Maire, pape des vins du Jura. La statue du Commandeur. Mais ne brûlons pas les étapes. Née à Lyon (qui est aussi la ville d’attache de son épouse), la fillette déménage pour suivre ses parents à la capitale quand elle a dix ans. Après Sciences-Po et un DESS audiovisuel en management des médias, elle œuvre en télé dans l’acquisition de contenus et part deux ans et demi à Londres, où elle évolue dans le monde des portables en tant que développeuse d’applications et acheteuse de contenus. Là, elle apprend à monter des équipes : « Je travaillais beaucoup dans l’innovation, mais j’en étais arrivée à un point où je ne parlais plus que d’algorithmes. Je me suis sentie un peu perdue. »

Dans les locaux des Camionneuses – Numéro 39
C’est sur les bords de la Tamise que germe toutefois l’idée d’une aventure dans la restauration : « J’ai découvert qu’on mange très bien à Londres le midi, il y a beaucoup de restaurants pas chers. À Paris, j’ai constaté que ce n’était pas le cas. Il y avait donc de la place pour une cuisine simple, variée et accessible. Et puis sont arrivés les premiers food-trucks et j’ai compris qu’on pouvait amener de la qualité. »
Ainsi est née toute l’aventure. Anaïs Tarby ne cache pas l’atavisme familial. C’est dans le Jura que, depuis sa plus tendre enfance, s’est bâti son goût pour les bonnes choses : « Ma famille a toujours été dans le vin, je suis issue de ce milieu. J’ai appris à apprécier les bons produits, j’aime les choses simples et, dans le Jura, on mange très bien. J’y ai passé toutes mes vacances et j’y retourne très régulièrement. Ma mère vit encore à Arbois. Nous allions très souvent au restaurant, nous parlions toujours des vins. C’était magnifique. Il y avait un accent, une âme, quelque chose de très vrai. Mes racines ne sont pas à Lyon, elles sont dans le Jura. »
AU NOM DU GRAND-PERE,HENRI MAIRE
Et Henri Maire dans tout ça ? Si la petite Anaïs a vécu les heures fastes de Grange-Grillard, elle en a suivi le déclin, même si ses parents ont tout fait pour la tenir à l’écart. Elle a vingt-cinq ans au moment de la vente définitive. La fin de l’empire qui a duré de longues années est inscrite en elle : « De toute façon, je n’étais pas partie pour reprendre l’entreprise. Je n’étais pas tentée à l’époque. J’étais jeune et ce n’est pas mon histoire. »
Voilà qui est dit. Ce qui n’empêche pas les souvenirs : « Henri Maire, c’est mon grand-père. C’était l’entrepreneur de la famille, un fonceur. Je me rends compte, avec le temps, de tout ce qu’il a fait. Il a construit une boîte avec rien, il a été malin, soulevé des montagnes et a considérablement développé l’entreprise. Moi, j’ai posé les bases de la mienne, je ne serais pas capable de faire ce qu’il a fait. »
Et quand on demande à celle qui avoue ne pas beaucoup cuisiner ce qu’elle pense des vins du Jura, la réponse est celle de l’entrepreneuse : « Nous faisons de la restauration, pas des vins, mais si je devais mettre des vins du Jura à l’honneur sur un événement à Paris, ce serait des vins nature que nos clients attendraient… »
Et puis Anaïs Tarby dit davantage tenir de sa mère : « Elle a investi dans les Camionneuses, c’est une fan. Mais elle sait qu’une entreprise peut se retourner. Je sais qu’elle me conseillerait de ne pas prendre trop de risques. » Ce que l’intéressée, Marie-Christine Tarby, confirme : « Je ne m’attendais pas à ce qu’elle devienne cheffe d’entreprise. Anaïs a cherché sa voie et l’a trouvée. Elle développe les Camionneuses progressivement, elle n’a jamais hésité à bifurquer, à trouver des opportunités… Elle est dans la food, c’est un domaine un peu familial, mais sur des solutions innovantes. Je pense qu’elle est bien dans le coup. »