

[Portrait publié dans le Numéro 39 n°7 en juin 2022]
L’archéologie moderne leur doit beaucoup. Aujourd’hui, le couple travaille à transmettre tout ce qu’il a pu apprendre et recueillir durant plus de cinquante ans, notamment à Chalain et Clairvaux. Il a déjà publié trois volumes de La Préhistoire du Jura et l’Europe néolithique et prépare actuellement un livre sur les haches polies en jade des Alpes.
Dans les milieux académiques, Pierre et Anne-Marie Pétrequin sont reconnus pour avoir posé des jalons essentiels à la connaissance du néolithique et des premières communautés agricoles qui, entre 6000 et 2000 avant notre ère, ont jeté les bases de nos sociétés modernes. Ainsi leurs programmes novateurs sur la circulation des grandes haches polies en jade des Alpes à travers toute l’Europe au Ve millénaire ou leurs travaux pionniers d’ethnoarchéologie, conduits notamment chez les derniers utilisateurs de haches polies en Nouvelle-Guinée, les inscrivent parmi les figures marquantes de l’archéologie contemporaine. Leur nom est aussi étroitement lié au Jura et à plusieurs de ses sites néolithiques.
En ce printemps 2022, nous les rencontrons chez eux à Gray, où ils sont installés, depuis 1978, dans la maison familiale d’Anne-Marie. Leurs deux grands bureaux sont mitoyens ; dans l’un une partie des murs est couverte de thèses d’étudiants ; dans l’autre, d’ouvrages de référence. Deux petites aquarelles évoquent le Jura ; des photographies bien plus nombreuses soutiennent le souvenir d’années passées chez les Papous en Nouvelle-Guinée.
« J’ai 79 ans et mes premiers étudiants partent (déjà) à la retraite », glisse Pierre Pétrequin, originaire de Seloncourt, dans le nord de la Franche-Comté. Très tôt, Petrus, le surnom de tous les Pétrequin dans le Pays de Montbéliard, se passionne pour la préhistoire. En 1961, il s’initie au néolithique lors d’un stage dans le Valais, où Olivier-Jean Bocksberger venait de découvrir Le Petit Chasseur à Sion, un site exceptionnel. Ensuite, entre 1964 et 1967, étudiant à l’Université de Besançon, il dirige sa première fouille à la Baume de Gonvillars, en Haute-Saône, avant de finaliser sa thèse sur l’interprétation de l’habitat du bronze final de la grotte des Planches-près-Arbois. « Après ces premières armes à Gonvillars, je souhaitais établir une chronologie du néolithique dans le Jura central. C’est ce qui m’a amené, en 1969, à réaliser les premiers sondages subaquatiques à Clairvaux III, avec Jean-Claude Frachon ».
CHALAIN ET CLAIRVAUX AU NEOLITHIQUE
Le site avait été découvert en 1869 par Jules-Noël Lemire, maître de forges à Pont-de-Poitte. Dès 1901, les fouilles s’étendaient, mais « au profit d’antiquaires ; des milliers d’objets ont été vendus à travers toute l’Europe. On en trouve aujourd’hui jusqu’à Saint-Pétersbourg ».

Les Pétrequin ont signé plusieurs ouvrages qui font référence – Numéro 39
Le site de Clairvaux présente un potentiel important, lié à la conservation des végétaux, des poteaux et des objets habituellement périssables, préservés sous le niveau de l’eau. « Ces conditions ont rendu possible le développement des analyses dendrochronologiques qui permettent de dater l’abattage des bois à l’année près et d’établir une chronologie fine par tranches de dix ans, ce qui, à l’époque, représentait une véritable révolution pour l’archéologie ». Avec une succession temporelle qui s’étend de 3 900 à 800 avant notre ère, Clairvaux et Chalain constituent des lieux d’études privilégiés pour comprendre la vie quotidienne et suivre l’évolution de l’histoire des sociétés. Il ne faudra cependant jamais oublier que les recherches scientifiques ont d’abord été commencées pour des raisons d’urgence et de conservation : à Clairvaux, un projet de construction de routes et de parkings, après remblaiement total de tout le bas-marais au bord du lac ; à Chalain, l’abaissement artificiel du niveau du lac, l’utilisation de nouvelles plages, l’extension des campings, les travaux du Génie rural suivis de l’assèchement de la zone humide, de labours profonds et d’apports d’engrais chimiques pour la mise en culture du bas-marais et de son bassin d’alimentation.
Les fouilles modernes, dirigées par Pierre et Anne-Marie Pétrequin, débutent à Clairvaux en 1970, puis se poursuivent à Chalain à partir de 1986. Elles dureront trente-huit ans, à raison de trois à quatre mois de terrain par an, avec des équipes de dix à vingt étudiants.
DES SEJOURS LOINTAINS POUR COMPRENDRE LE JURA
Avec des méthodes radicalement différentes de ce qui se pratiquait sur terre ferme, les fouilles en milieu humide offrent des découvertes majeures – outillages en pierre, céramique, textiles, objets en bois, restes alimentaires, architecture, graines – qui permettent une étonnante diversité d’approches et renouvellent la connaissance du néolithique. « Aujourd’hui, cela ne serait plus possible, sur le long terme, de poursuivre de telles recherches fondamentales sur l’archéologie lacustre », confie pour sa part Anne-Marie.
Chalain et Clairvaux deviennent ainsi une pépinière pour la réflexion – vingt-cinq thèses, des centaines d’articles, des films, des livres ont été publiés – et acquièrent une renommée scientifique internationale.
D’abord agent technique en 1967, puis conservateur au Service régional de l’archéologie de Franche-Comté (DRAC), Pierre Pétrequin entre au CNRS en 1984, ce qui lui permet alors de développer des recherches pluridisciplinaires et d’archéologie sociale. Il devient directeur de recherche en 1990. En 2010, il reçoit l’Europa Prize de la Prehistoric Society, Londres, pour son projet européen JADE. Anne-Marie, de son côté, est ingénieur de recherche au même établissement public. Tous deux ont reçu le Grand Prix national de l’archéologie du ministère de la Culture, en 1992, pour leurs recherches à Chalain et à Clairvaux.
L’archéologue Jean-Luc Mordefroid, aujourd’hui directeur des musées de Lons-le-Saunier, a longtemps été un proche voisin du couple. « J’ai rencontré les Pétrequin au début des années 1980 à la base archéologique de Beffia. Je ne travaillais pas sur la même période qu’eux et leur approche novatrice en milieu lacustre sur du matériel organique m’intéressait », raconte-t-il.
Pierre et Anne-Marie Pétrequin se démarquent de la plupart de leurs collègues archéologues. Pour eux, comprendre le fonctionnement du néolithique passe par une exploration des contextes sociaux. Pierre Pétrequin rappelle souvent ses origines rurales : « La pratique en situation est essentielle pour comprendre une technique, c’est pourquoi je me suis mis en apprentissage à plusieurs reprises chez des potières de Nouvelle-Guinée ». « Pourquoi développer une approche expérimentale ? Le public et quelques scientifiques pensent que, durant la préhistoire, tous les savoir-faire étaient nécessairement simplistes. Ainsi, dans les musées, les céramiques expérimentales sont souvent confondues avec des modelages enfantins en pâte à sel ! En fait, la plupart des productions néolithiques répondent à des impératifs techniques et sociaux compliqués et exigent de hauts niveaux de savoir-faire ».
Parallèlement aux travaux menés l’été dans le Jura, le couple séjourne d’abord au Bénin puis, en partir de 1984, en Nouvelle-Guinée, pour observer des situations actuelles et proposer de nouvelles hypothèses de travail à tester sur le passé. Cette approche « ethnoarchéologique » originale fait date ; elle se concrétise par la construction de deux maisons expérimentales sur les bords du lac de Chalain. « Il existait une contradiction totale entre l’interprétation académique des villages littoraux et ce que nous observions dans les sites archéologiques du Jura et de Suisse occidentale. Pour la plupart des préhistoriens, l’idée de villages construits sur pilotis et d’une architecture adaptée aux milieux inondables était fausse ; ce mythe devait être abandonné. Nos observations dans les villages du lac Nokoué, en République populaire du Bénin, ont permis de renouveler les interprétations précédentes, où dominait une supposée « logique occidentale ». Ainsi ont pu être proposées, à partir des constats archéologiques et des hypothèses fondées sur l’ethnographie, de nouvelles reconstitutions de l’architecture, des modes de vie et des comportements sociaux des groupes humains qui avaient choisi d’implanter leurs villages dans les milieux marécageux ou inondés au bord des lacs. Une tout autre version de l’histoire pouvait alors être avancée, plus respectueuse à la fois des données archéologiques, des croyances et des modes de vie disparus, ainsi que des communautés modernes préindustrielles ».

Pierre et Anne-Marie Pétrequin dans le jardin de leur maison de Haute-Saône – Numéro 39
Depuis 2008, Pierre et Anne-Marie Pétrequin sont officiellement en retraite et n’ont pourtant jamais arrêté de travailler. Aujourd’hui rattachés à la Maison des sciences de l’homme et de l’environnement Claude-Nicolas Ledoux de Besançon, ils continuent à publier des articles, des ouvrages et ont mis à profit la période de confinement pour rédiger une synthèse de leurs recherches. Les trois volumes de La Préhistoire du Jura et l’Europe néolithique, d’environ 600 pages chacun, ont été publiés en 2021, aux Presses universitaires de Franche-Comté (PUFC, Besançon), et distingués dans la foulée par le prix Christiane et Jean Guilaine, de l’Académie des Sciences et Belles-Lettres.
Actuellement, ils travaillent au livre suivant, Du jade pour les dieux, à propos de la circulation des grandes haches polies en jade sur près de 2 000 km à travers l’Europe dès 5 000 ans avant notre ère, préfigurant la première Europe sociale. En 2003, les Pétrequin avaient en effet découvert l’origine de ces jades dans le massif du Mont Viso, à 2 300 m d’altitude dans les Alpes italiennes. « Nous suivons actuellement la fonte des glaciers dans les Alpes et nous prospectons deux mois par an, vallée par vallée. Dans le canton d’Uri, en Suisse, nous venons d’identifier une autre exploitation néolithique pour la production de haches polies, entre 2 600 et 2 850 m d’altitude ! »
Aujourd’hui, le mobilier néolithique de Chalain et Clairvaux provenant des fouilles Pétrequin – des dizaines de milliers d’objets – est hébergé au Centre de conservation et d’études (CCE) René-Rémond, à Lons-le-Saunier. Le Musée d’archéologie du Jura a consacré une récente exposition à ces sites archéologiques, pour marquer les dix ans de leur inscription sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco. « Depuis l’ouverture du CCE, il y a dix-sept ans, les Pétrequin viennent régulièrement y travailler, confie Jean-Luc Mordefroid. Si l’on n’est pas habité par une passion, on ne fait pas ce métier… ».
Pierre et Anne-Marie Pétrequin regrettent que, « faute de nouvelles locomotives scientifiques et d’une volonté effective de poursuivre les recherches », la préhistoire jurassienne, ne mobilise pas. « Nous avons développé une forme originale d’approche du néolithique ; elle a fait des émules… mais ailleurs que dans le Jura », constate le couple.