Les trois copains ont mis les pas dans ceux de Paul-Émile Victor, célébré dans le nouvel Espace des mondes polaires de Prémanon. Ils viennent d’effectuer une traversée hivernale du Groenland d’Est en Ouest. 32 jours de souffrance extrême, de franches rigolades, de douces engueulades et d’amitié. La vie en somme…
Ils ont ri comme des fous, pleuré comme des enfants, marché comme des bêtes. Et ils ne savent toujours pas pourquoi ils ont fait ça ! Sans doute pour plonger au cœur d’eux-mêmes… Les voilà revenus les trois copains aventuriers, d’un périple de près de 600 kilomètres entre Kangerlussuaq et un peu avant Isortoq. Parvenus à 60 kilomètres du point d’arrivée initial, ils ont marché et skié 8 heures par jour pendant trente-deux jours sous un froid tenace et des conditions météorologiques catastrophiques. Une tempête les a cloués sur place, obligeant Jean-Francois Fillod, le Haut-Jurassien de la troupe, Jack Champagne et François Deroubaix à rester trois jours sous la tente, puis de nouveau deux fois une journée. Ah que ces heures d’attente étaient longues !
Ce voyage au cœur du Groenland, ils en rêvaient depuis de longues années. Après plusieurs raids en Islande et en Suède, Jeff Fillod avait déjà partagé l’ascension du Spitzberg avec ses deux amis en 2015. Cette fois, c’est un défi encore plus grand qui les attendait : marcher, quatre-vingts ans après, sur les traces de leur illustre ancêtre, Paul-Émile Victor.
Sur place, ils ont dû se rendre à l’évidence : une quinzaine d’expéditions ont lieu cette année sur la calotte glaciaire, dont la moitié composée de Norvégiens qui ne connaissent pour beaucoup même pas le nom du premier homme à les avoir précédés.
Peu importe, l’aventure est belle et quelques jours avant de partir, Jean-François Fillod n’a qu’une hâte : lâcher les chiens comme on dit ! Après ces longs mois de préparatifs, les amis brûlent d’impatience de se frotter à la bête. Et ils ne sont pas déçus. « On a tout de même bien ramassé au début du périple ! Nous avons mis trois jours pour monter sur la calotte, tentant de se frayer un chemin dans la glace, à skis puis avec les crampons. Pour être franc, nous n’avions pas pris la pleine mesure de la difficulté », reconnaît le Franc-comtois deux jours après son retour, assis sur le confortable canapé de son gîte « La vie neuve » aux Molunes.
Un blanc immense, sans relief ni odeur
Autour d’un café, il nous plonge dans ce voyage extraordinaire : « Vous marchez huit heures par jour dans un paysage qui ne change jamais. Comme au centre d’un grand cercle blanc, où que vous alliez, vous avez l’impression que le sol monte légèrement. Sans relief, j’étais sans repère et j’avais parfois des haut-le-cœur. Les écarts de température sont colossaux passant de – 38,1 °C au plus froid à +15 °C à notre arrivée sur le front de mer. Pour lutter contre cela, il fallait rester en action permanente : toujours agir, jamais subir. Sinon le froid vous prend ! Au début, j’étais constamment dans le rouge physiquement, de sorte que mon mental ne pouvait pas s’évader. Avec cent kilos de matériel à traîner et les vents permanents, parfois catabatiques (piterak en inuit), nous parlions très peu pendant la journée. Le soir, au bivouac, on s’interrogeait : « Alors, t’es parti toi aujourd’hui ? » Quand les moments d’évasion arrivent, ils ont beau durer deux heures, on a l’impression que cinq minutes se sont écoulées ! »
Inconscient du temps dans une atmosphère dénuée d’odeur, sans aucun repère visuel, sous un froid délirant et un vent cinglant, l’homme est dépourvu. Le soir, sous une tente de vingt mètres carrés qu’ils prenaient soin d’installer en creusant, avec leurs dernières forces, la neige glacée à la pelle, les trois copains mangeaient essentiellement des rations lyophilisées au rythme de 4 500 calories par jour. « Nous avons mis dix jours à atteindre cette quantité, c’est vraiment énorme pour un estomac ordinaire… En rentrant, je ne rêvais que de salades, de fruits et de légumes ! », raconte Jeff, grand gaillard qui a pourtant fondu durant la traversée, passant d’un visage rond à des traits beaucoup plus fins au retour.
Sous la tente, après le repas, les copains discutent, piquent des fous rires et lisent, engoncés dans leurs sacs de couchage. « Jack et François ont dévoré trois livres durant la traversée, moi un seul ! » Les caractères eux aussi s’affirment. Poussés au plus profond de leur être, les hommes se découvrent tels qu’ils ne se connaissaient pas encore.
François, infirmier urgentiste de 33 ans et sous-officier de l’école militaire de haute montagne, habituellement taiseux, s’est avéré être un grand bavard ! Jack, médecin, a retiré quelque chose de très positif de cette aventure et s’est senti très à l’aise dans ce milieu hostile, vivant là un « pèlerinage à la rencontre de soi ».
L’amitié, arme sacrée du Grand Nord
Cette « traversée de l’Atlantique » s’est faite entre amis, riant de leurs plaisanteries « pas toujours très fines ! », supportant parfois mal la promiscuité, mais se soutenant comme des frères. « Après Dye-2, on marchait et j’ai dit à Jack “Je vais craquer”. François était devant nous, il est revenu sur ses pas, a tout de suite compris et, sans hésiter une seconde, il a décrété : “Allez, on plante la tente”. Il n’était que 14 heures. Habituellement, on bivouaquait beaucoup plus tard… » Cette solidarité, base de leur projet, n’a jamais été ébranlée. « L’important, c’était d’être ensemble », résume simplement l’aventurier. La « fête » des anniversaires qu’ils ont vécue le 22 avril, pour les 50 ans de Jeff et les 34 ans de Jack, était à l’image de ce bonheur simple : des bonbons Haribo, une grosse bougie, un chant joyeux entonné par surprise… « C’était génial », souffle le Jurassien, tout sourire.
La tempête a fait prendre du retard aux trois explorateurs, qui décident, à quelques jours de la fin du périple, de prévoir un plan de secours. Ils demandent à leur compère Jacques Carrandié, en base arrière, de leur organiser un point de rencontre à 100 kilomètres de l’arrivée pour s’éviter une pression négative. Cette décision les libère tellement qu’ils n’auront pas besoin de cette option et Jacques organise un second point de rencontre où un hélicoptère les attend à 60 kilomètres d’Isortoq. « On a voulu reculer encore l’échéance, mais Jacques [Carrandié] craignait que l’hélico finisse par nous lâcher ! Au bout du compte, ce n’était pas plus mal : on a su après que le glacier d’Isortoq était ouvert et dangereux, la banquise n’étant pas suffisamment gelée. Les ours, du fait du réchauffement climatique, sont bien plus nombreux à Isortoq et nous avions finalement décidé de partir sans fusil… »
Le peuple Inuit
En escale à Tassilak (le nouveau nom d’Ammassalik) avant de repartir en liaison régulière pour Tulussuk puis Reykjavik, les trois hommes ont pu faire connaissance brièvement avec le peuple Inuit. Un peuple « fragile » sur lequel l’alcool a fait des ravages, mais chez qui « une réelle prise de conscience du problème » commence à poindre.
Nos trois acolytes repartiront-ils ensemble pour d’autres aventures ? « Oui, mais pas maintenant ! », assure Jean-François Fillod qui doit d’abord emmener la nièce de Jacques Carrandié, 12 ans, faire ses premiers pas à Kiilopaa, en Laponie finlandaise… « Nous avons aussi envie de créer une bourse pour aider les jeunes à monter leurs projets. Je veux qu’ils sachent que les aventures peuvent se vivre ici ou là-bas, qu’il n’y en a pas que dans les livres et que c’est à la portée de tous ! »
Paul-Emile Victor le Jurassien
Les premiers frimas, c’est à Saint-Claude que Paul Victor les a connus. Né le 28 juin 1907 à genève, le petit Paul a grandi au 15 (actuel 26) rue Bonneville, non loin de l’école de la Poyat où il a étudié avec Lily, sa cadette de dix-sept mois.
En 1916, ses parents, de confession juive, décident de déménager à Lons-le-Saunier. L’ambiance à Saint-Claude est devenue délétère : depuis la déclaration de guerre, Éric Victor, par son nom d’origine Erich Heinrich Victor Steinschneider, a du mal à faire entendre qu’il est d’origine… tchèque et non allemande ! De plus, la réussite dans son usine de pipes en fait pâlir plus d’un, auquel s’ajoute un antisémitisme latent depuis l’affaire Dreyfus. On l’accuse – à tort – d’espionnage pour l’ennemi et il est interné au camp de Blanzy, en Saône-et-Loire, de septembre 1915 à avril 1916. Les enfants sont aussi la cible innocente de leurs « camarades ». À Lons, les Victor retrouvent donc une vie plus normale.
La famille s’installe d’abord dans une maison en bord de Vallière, ce « pissoulet nauséabond » que Paul n’aime pas. Chaque dimanche, le garçon file place de la Liberté pour acheter le traditionnel gâteau chez Pelen… comme tout bon Lédonien !
En juillet 1919, les Victor louent le premier étage de la villa Bernard, rue des Quarts (Charles Nodier aujourd’hui), toujours à Lons. Ce sera la maison de son enfance, où PEV vivra ses premiers voyages dans une pièce inoccupée sous les toits : la fameuse mansarde. L’ado dessine, écrit, lit des récits d’aventure et rêve sa vie future.
Il joue aussi à cache-cache avec Didi, sa bonne camarade, puis son premier amour, dans les fromageries Bel. Le jeudi soir, Lily et Paul partent à vélo avec les copains du quartier. Le garçon entre au lycée Rouget-de-Lisle, puis part à Lyon pour ses études et enchaîne avec la marine à Marseille. À 23 ans, il revient travailler aux établissements EH Victor, où il se sent à l’étroit. Il marche beaucoup, apprend à piloter, fait du ski aux Rousses et découvre la Dôle, avec Max Arbez. Premières grimpettes !
À 25 ans, il débarque à Paris pour de nouvelles aventures… Mais toute sa vie, le grand explorateur reviendra à Lons-le-Saunier retrouver ses repères et la chaleur du foyer.
> Paul-Emile Victor – J’ai toujours vécu demain de Daphné Victor et Stéphane Dugast, préface de Nicolas Hulot. 2017. Points.