Le cinéaste tourne des scènes du film Les Deux Anglaises et le continent dans le Jura, sur une île au milieu d’un lac. C’est l’acteur Jean-François Stévenin qui avait effectué une partie des repérages. Récit.
Nous sommes le 9 juillet 1971, sur le ponton de l’île du lac d’Ilay. Après une semaine de tournage, l’équipe pose une dernière fois autour de François Truffaut, le cinéaste, et ses deux acteurs principaux Jean-Pierre Léaud et Kika Markham. Ainsi s’achève le tournage du long-métrage Les Deux Anglaises et le continent.
Comment le réalisateur de la Nouvelle Vague (expression imaginée par la journaliste Françoise Giroud) est-il arrivé dans le Jura pour tourner sa seconde adaptation d’un roman de Henri-Pierre Roché, après le mythique Jules et Jim réalisé une dizaine d’années plus tôt ? En fait tout est allé très vite. Si l’ancien critique de la revue Les Cahiers du cinéma s’est lancé dans l’aventure au début de l’année 1970, après sa rupture avec Catherine Deneuve — Les Deux Anglaises et le continent est le seul livre qu’il emporte dans la clinique où il est soigné par une cure de sommeil —, la préparation du film ne dure que deux mois, entre mars et avril 1971.
Les premières scènes sont tournées dans la presqu’île du Cotentin quand François Truffaut confie à Jean-François Stévenin, alors son assistant, la mission de trouver un lieu pour des séquences censées se dérouler sur un lac Suisse.
« La production m’a appelé afin que je m’occupe d’un décor qu’ils n’arrivaient pas à trouver. Le film était en plein tournage et ils songeaient aux Alpes, avec des montagnes qui se reflètent dans un lac. C’est ainsi que François Truffaut l’avait écrit », se souvient celui qui allait jouer à plusieurs reprises devant la caméra du réalisateur, dont L’Argent de poche, en 1976.
Originaire de Perrigny, un village du Revermont, il se dit que le Jura pourrait peut-être faire l’affaire. Il se dirige alors vers la région des lacs. « J’ai eu de la chance, je tombe sur une vieille dame qui était propriétaire du lac d’Ilay. Avec mon blouson de cuir, elle avait de quoi avoir peur. Mais quand le brouillard s’est levé, elle m’a emmené en barque. Avec un Polaroid, j’ai fait des photos. Quand François les as reçues, il a dit : “ça me va, c’est très bien”. À partir de ce moment-là, ça a été le début d’une aventure formidable ».
La cabane des amants
Pendant un mois, avec le décorateur Jean-Pierre Kohut-Svelko, Jean-François Stévenin modifie la cabane de rondins de bois situé sur l’île de celui que l’on appelle aussi Lac de la Motte ; il s’agit de lui donner un aspect plus ancien. Mais son budget est limité. Il va donc faire appel aux habitants du coin. C’est, pour lui, l’occasion de découvrir un Jura qui lui est encore étranger. « Je connaissais le Jura car, avec un ingénieur en chef nommé Jouvent [N.D.L.R. : d’où Les Jouvencelles], mon père plantait des téléskis dans le haut. Mais là, grâce à Truffaut, j’ai rencontré des vraies gens, c’est-à-dire des agriculteurs, des bûcherons, des mécaniciens… Il fallait trouver un tracteur, des accessoires, des filets de pêche… Le père Piot, propriétaire du lac de l’Abbaye, m’a dit : “Prends tout ce que tu veux, mais tu me le ramènes”. »
En un mois, « l’assistant de choc » et le décorateur préparent donc le lieu du tournage. « On a complètement transformé la cabane en l’habillant avec des écorces de sapin ». Chargé également de l’intendance, Jean-François Stévenin propose à François Truffaut de loger à l’hôtel des Truites bleues, entre Champagnole et Saint-Laurent en Grandvaux.
Entouré de forêts, avec ses craies lacustres qui rendent ses eaux azur certains jours de l’année, Ilay est peut-être le plus beau lac du Jura. Dissimulée par une importante végétation, la cabane sur l’île ne se livre pas aux regards indiscrets. Pour la découvrir, il faut parcourir en barque les mètres qui la séparent du rivage. Et c’est dans un mouvement semblable — un travelling — que François Truffaut ouvre la séquence du film qui voit évoluer Claude et Anne, les deux jeunes amants interprétés par Jean-Pierre Léaud et l’actrice anglaise Kika Markham. « Avec Nestor Almendros, le directeur de la photographie, nous avions installé la caméra sur des planches entre deux barques. Tout le monde était à poil dans l’eau en train de pousser les barques pour faire le travelling, c’est une expérience ! ». Soutenu par une musique de Georges Delerue, le plan est magnifique et étonnamment très stable, « parce qu’il n’y avait pas de vagues ! »
« J’ai souvenir que Jean-Pierre Léaud devait rejoindre l’Anglaise sur l’île en barque, mais il ramait mal. Je me rappelle avoir ramé, c’est le cas de le dire, sur les rushs du plan où il arrivait en barque pour essayer de faire croire qu’il ramait à peu près correctement. Mais, finalement, la séquence est passée à la poubelle », se souvient le monteur, Yann Dedet.
Trois jours au paradis
Le séjour des deux amants sur l’île dure trois jours. Les séquences suivantes montrent donc des scènes de vie quotidienne. Par exemple, Anne réalisant des sculptures à partir de blocs de calcaire, devant la cabane.
La majorité des scènes sont tournées à l’intérieur de la cabane. Les deux premières nuits, la jeune femme se refuse à Claude, et elle le rejoint la troisième. « Cette halte paisible fait d’Ilay un intermède heureux à l’intérieur d’un film sombre et écorché. Les deux jeunes gens découvrent l’intimité et la nature sauvage de l’amour, loin de toute civilisation », note Michèle Tatu dans sa Balade cinématographique en Franche-Comté. Et, au matin, les deux amants quittent ce refuge temporaire, chacun de leur côté.
En ce début d’été 1971, des clichés du tournage à Ilay sont réalisés par Pierre Zucca, le photographe de plateau. Grâce à la douce lumière du Jura, au vert et au bleu dominants, son travail dégage une impression de bonheur, liée aussi à la fin du tournage. « C’était très agréable. Sur l’île, nous n’étions pas dérangés », confie Suzanne Schiffman, première assistante. « Le tournage n’a pas duré très longtemps, une semaine je crois, mais c’était absolument formidable. Nous mangions dans une cantine aménagée par le régisseur génial de François Truffaut, qui s’appelait Roland Thénot. Nous étions peut-être une vingtaine. Finalement, François tournait avec pas grand monde, c’étaient des petites équipes », complète Jean-François Stévenin.
Un succès mitigé
Le montage des Deux Anglaises et le continent sera réalisé par Yann Dedet les semaines suivantes, sur les hauteurs de Nice, dans les studios de la Victorine où furent, notamment, réalisés Les Visiteurs du soir.
François Truffaut suit de près ce travail et prépare en même temps La Nuit américaine, son prochain film.
Le film Les Deux Anglaises et le continent sort sur les écrans en novembre 1971, et ne rencontre pas un grand succès public (400 000 spectateurs en France). À la fin de sa vie, François Truffaut retravaillera avec Martine Barraqué, sa monteuse. « On l’a montré dans sa version intégrale au festival de Belfort, où il a très bien marché », se souvient Jean Gruault, le scénariste.
Pour plusieurs protagonistes du film, le tournage des Deux Anglaises et le continent se révélera une étape décisive de leur vie. Quelques années après, Jean-Pierre Kohut-Svelko s’est installé dans le Jura, dans un fort, à Salins-les-Bains. Devenu acteur et réalisateur, Jean-François Stévenin a tourné le Passe-Montagne dans « son » Jura en 1977. « J’avais un scénario qui traînait dans ma tête. Et, quand j’ai eu envie d’en faire un film, je me suis dit : “pourquoi pas là” ? François Truffaut m’a d’ailleurs beaucoup aidé… et soutenu. Je suis revenu dans le Grandvaux grâce à toutes les personnes connues au moment du tournage à Ilay. Comme ça, ça fait une boucle ».
Au début des années 2000, le monteur, Yann Dedet, est, lui, carrément revenu sur l’île du Lac d’Ilay où il a tourné des scènes de son long-métrage Le pays du chien qui chante.
Par ailleurs, il a publié, à l’automne 2017, aux éditions POL, un bel ouvrage, dans lequel il évoque le tournage des Deux anglaises, mais surtout le récit de l’aventure du Passe-montagne, aux côtés de son complice Jean-François Stévenin.
Depuis, l’île du lac d’Ilay a retrouvé sa quiétude.
Photos : Collection Christophel/Pierre Zucca